Alimentation
Quand la bande dessinée et l’alimentation se rencontrent
Partir à la découverte du terroir français avec le chef Yves Candeborde. S’initier au monde de la vigne et du vin avec le vigneron Richard Leroy. Parcourir le Japon comme un gourmet solitaire à la quête de plats traditionnels populaires. Faire une incursion chez quelques restaurateurs et artisans du Québec ou encore suivre le blogueur culinaire du journal Le Monde dans ses découvertes gourmandes parfois loufoques. Encore une énième programmation télévisuelle sur l’alimentation? Non, pas du tout. Plutôt des bulles, qui, à défaut d’être bues, se lisent.
Depuis une dizaine d’années, les auteurs de bande dessinée explorent de plus en plus l’univers gastronomique. « C’est une thématique qui explose », assure François Mayeux, propriétaire de la librairie Planète BD située sur le Plateau-Mont-Royal, à Montréal. Installée depuis un an dans ses nouveaux locaux, la librairie propose même une mini-section consacrée à l’alimentation. On y retrouve des albums qui sont pour certains déjà considérés comme des classiques incontournables du genre, dont la série À boire et à manger de Guillaume Long ou En cuisine avec Alain Passard de Christophe Blain.
À défaut de faire un mauvais jeu de mots, il y en a pour tous les goûts: de l’intrigue, de l’histoire, de la découverte, des agriculteurs et des artisans, des chefs de restaurants, du vin, du drôle, du vrai, de la fiction, du sensible. Le développement de cet univers bédéesque gourmand va de pair avec la montée du «foodisme» et l’engouement du public depuis quelques années pour tout ce qui touche à l’alimentation. Mais, contrairement aux livres de recettes et aux émissions de télévision, François Mayeux reconnaît qu’en bédé, cette thématique reste encore pointue et ne représente qu’un pourcentage minime de l’offre avec près de 150 titres sur les 12 000 proposés à la librairie.
Parmi eux se retrouvent certains mangas, un style de bande dessinée originaire du Japon. Les histoires peuvent se décliner en série et se suivent comme des romans télévisés s’étirant sur plusieurs saisons. L’alimentation y est un sujet présent depuis longtemps et certaines séries ont connu un succès dépassant largement les frontières de l’Asie. «Il y a eu un engouement énorme pour Les gouttes de Dieu quand il a été traduit en 2008, explique François Mayeux. Normalement, les mangas attirent un public jeune. Mais là, beaucoup de personnes plus âgées venaient nous demander chaque semaine si le prochain tome était sorti», raconte-til en précisant que cette fiction sur le vin comporte 44 tomes. Selon lui, c’est un article publié par un chroniqueur de vin qui a permis d’attirer ce public peu habituel vers le manga. «Ça a même été une porte d’entrée vers la bédé pour beaucoup d’entre eux», ajoute-t-il.
Rencontre de marginaux
Contrairement au Japon, où le manga est lu par tous les publics, en Occident, la bédé a longtemps été associée à la littérature jeunesse et a mis du temps à gagner en crédibilité. C’est peut-être ce statut encore un peu à part qui donne le ton de la plupart des albums gourmands occidentaux. Car, pour Geneviève Sicotte, professeure de littérature à l’Université de Concordia, il ne s’agit pas simplement de bandes dessinées qui parlent d’alimentation. « C’est la rencontre de deux univers qui ont une représentation partagée d’eux-mêmes. La bédé, même si elle est légitime aujourd’hui, se représente elle-même comme un art marginal qui n’est pas suffisamment reconnu, mais de ce fait libre et innovateur. Les chefs et les gens qui sont au coeur de ces bédés gastronomiques ont aussi une vision d’une gastronomie marginale, militante et qui n’est pas forcément légitime. Cela permet de reconsidérer des légitimités culturelles », analyse-t-elle. Dans ces ouvrages, Geneviève Sicotte voit une forme émerger qui est celle d’un renouvellement de la bédé et de la gastronomie.
Un bon exemple pour illustrer cette rencontre se trouve dans Les ignorants, récit d’une initiation croisée d’Étienne Davodeau. Pendant plus d’un an, le bédéiste et le vigneron Richard Leroy se sont mutuellement transmis leurs univers respectifs. «On y découvre comment les gens travaillent. C’est une porte d’entrée autant sur le monde du vin que de la bédé», explique François Mayeux qui recommande ce titre pour s’initier au genre.
Immersion gastronomique
La bédé permet ainsi de s’immiscer dans les coulisses de la gastronomie, comme dans Le goût d’Emma, qui suit la première femme inspectrice pour le Guide Michelin, ou dans Frères de terroirs de Jacques Ferrandez et d’Yves Candeborde. Dans ce dernier, le lecteur suit au fil des saisons le chef haut en couleur dans ses rencontres avec les artisans et producteurs qui garnissent le menu de son restaurant parisien. Et pour ne pas laisser le lecteur sur sa faim, les produits découverts tout au long des pages se déclinent en recettes: «risotto d’Yves Candeborde aux truffes de Valeras» ou encore «huître du parc de l’Impératrice en chaud et froid, chou rouge». «On retrouve plusieurs publications qui rapprochent la bédé du livre de recettes, comme La cuillère d’argent, qui est un livre de recettes classique adapté en bédé. Dans un autre genre, les albums de Guillaume Long sont très intéressants. Chaque petite rubrique est une recette prétexte qui dispense un savoir de façon parfois très humoristique. Mais les caractéristiques de la recette demeurent», note Geneviève Sicotte, qui a travaillé sur les bédés gastronomiques.
D’autres font l’impasse sur les recettes, comme Benoit Peeters dans Comme un chef, une très belle autobiographie culinaire de cet ancien élève de Roland Barthes passionné de cuisine. Il y a aussi Cyril Doisneau, auteur au Québec de plusieurs albums, dont un sur l’alimentation, Carnets de bouffe. «J’ai travaillé en restauration et c’est dur, mais il faut toujours sortir une belle assiette. Je voulais montrer ça», explique le dessinateur. Pour réaliser ce recueil de chroniques, il s’est faufilé dans les cuisines du restaurant Pastaga à Montréal et celles du Pied Bleu à Québec. Il est aussi allé croquer l’équipe de pâtissières chez Rhubarbe, ce qui lui a permis par la même occasion d’apprendre à ne plus rater sa mousse au chocolat. Également au Québec, Zviane partage sur un ton très amusant sa découverte des fruits exotiques dans Le bestiaire des fruits.
La bédé gastronomique ou gourmande peut donc séduire un public lassé par les magazines de contenus culinaires et les livres de recettes traditionnels. « Le texte et le dessin permettent d’avoir un élément plus expérientiel. C’est l’image, la gestuelle, la performance de la recette, les étapes. Il y a quelque chose que l’image vient mieux saisir que le texte. Ça crée une dimension narrative et didactique», explique Geneviève Sicotte en prenant l’exemple des planches de En cuisine avec Alain Passard.
Hormis le côté artistique, la bédé peut aussi prendre une dimension journalistique engagée. C’est le cas du premier bédéreportage québécois Faire campagne de Rémy Bourdillon et de Pierre-Yves Cezard, qui vient de sortir. L’ouvrage, très dense, dresse le portrait du monde rural québécois à travers l’histoire de petits producteurs et d’artisans qui se démènent pour faire les choses autrement dans un système pensé pour la grande industrie.
Album québécois sur le vin
Hormis les quelques titres mentionnés, les bédés gourmandes québécoises sont encore rares. Mais comme le souligne Cyril Dois ne au :« Il y a encore beaucoup à raconter .» Il travaille d’ ailleurs sur un prochain album qui sortira au printemps 2019. Il portera sur le vin et regroupera entre autres des chroniques et un récit de voyage en Grèce qu’il a réalisé avec l’agence d’importation de vin Oenopole. «Je pars du restaurant pour arriver au vigneron et à la terre. Il fallait ça pour comprendre le vin. C’est ce que je veux faire passer », confie-t-il en mentionnant qu’il aimerait faire d’autres découvertes culinaires. «Je veux aussi faire mes propres voyages. Au Québec ou ailleurs. Quand tu parles de bouffe, tu ne peux pas passer à côté des gens et de leur histoire, c’est ce qui m’intéresse. »