Le Devoir

Le rêve inachevé des CHSLD

Soins inadéquats, délais d’admission… un coup de barre s’impose dans l’hébergemen­t des aînés démunis

- MARCO FORTIER Avec Andréanne Chevalier

Le Protecteur du citoyen dénonce depuis des années les délais d’admission dans les CHSLD, créés pour les personnes âgées les plus diminuées

Albert Doyon n’a plus toute sa tête. À 86 ans, souffrant de démence, il est incapable de se lever seul, de se nourrir, de se raser. Il a perdu 36 kilos en trois ans. Et il est encore plus frêle depuis qu’il a fait trois chutes au début de l’année.

Cet ancien employé du Canadien National n’a pourtant pas la «cote» requise pour avoir une place dans un CHSLD (centre d’hébergemen­t et de soins de longue durée). Il est trop autonome : il fait ses besoins aux toilettes — même s’il faut l’aider à s’y rendre — et n’a donc pas besoin de couche. Et il tient lui-même sa cuillère pour manger son yogourt, un des rares aliments qu’il continue d’avaler.

Sa fille Dominique est à bout de souffle. Elle se bat depuis 2015 pour que son père soit hébergé en CHSLD, seul endroit, selon elle, adapté à la condition du vieillard. Il a déménagé cinq fois depuis un an, entre son ancien appartemen­t, l’hôpital psychiatri­que et deux centres d’hébergemen­t.

« Chaque fois qu’il déménage, il perd ses facultés. Il est méconnaiss­able. Il a l’air d’un chien qui s’est fait frapper sur le bord de la route. Et je suis en train d’y laisser ma santé moi aussi à force de me battre », raconte Dominique Doyon, enseignant­e dans une école primaire de Montréal.

« On me dit toujours que mon père n’a pas la cote requise pour être admis dans un CHSLD, mais il ne fait plus rien de ses journées et n’a plus d’autonomie. Je ne comprends pas. Est-ce qu’il faut être agonisant pour avoir une place dans un CHSLD ? » Parcours du combattant On a beaucoup parlé cette semaine des mauvais soins donnés dans des résidences pour personnes âgées. Une action collective a été lancée au nom des patients maltraités dans les CHSLD. Les histoires d’horreur se multiplien­t : patients laissés dans leurs couches souillées, mal nourris ou mal lavés par des employés épuisés.

L’envers de la médaille, c’est que, pour bien des gens en perte d’autonomie, une place en CHSLD est un rêve. Un rêve inaccessib­le. Les personnes âgées doivent traverser un chemin de croix pour y être admis. Le Protecteur du citoyen dénonce depuis des années les délais d’admission dans ces centres d’hébergemen­t de dernier recours, créés pour les personnes âgées les plus diminuées.

À force d’insister et de se plaindre, Dominique Doyon a fini par dénicher une place dans un CHSLD pour son père (même s’il n’a pas la cote pour se qualifier). Mais elle n’est pas au bout de ses peines. Albert Doyon non plus. Le centre d’hébergemen­t se trouve dans l’ouest de l’île, à près d’une heure de chez sa fille (résidente de Rosemont), qui ne peut visiter son père qu’une fois par semaine.

L’homme a été placé dans une unité spéciale pour personnes ayant des problèmes de comporteme­nt. L’étage est verrouillé, pour éviter les fugues.

« Lors de ma dernière visite, j’ai réalisé que des résidents entraient dans sa chambre. Certains venaient lui voler ses yogourts devant mon conjoint et moi. Je dois vous avouer que je suis inquiète pour sa sécurité. Si les autres résidents entrent dans sa chambre lorsque nous y sommes, que font-ils lorsque nous n’y sommes pas ? De plus, c’est censé être un étage sécurisé, pourtant les toilettes sont communes. Mon papa est à bout de souffle et ne pourrait aucunement se défendre si on l’attaquait », raconte Dominique Doyon.

Les responsabl­es du CHSLD envisagent de déménager Albert Doyon dans une autre aile du même centre d’hébergemen­t ou dans une résidence privée, parce que 25 nouveaux patients sont arrivés récemment. Dominique Doyon angoisse à l’idée que son père soit une fois de plus déplacé. Les « ressources intermédia­ires », ces résidences privées qui accueillen­t les personnes en attente d’une place en CHSLD, sont mal équipées pour des cas lourds comme son père.

La protectric­e du citoyen, Marie Rinfret, a souligné le problème dans son rapport déposé en septembre 2017: « Alors que les besoins d’hébergemen­t pour les personnes âgées augmentent, on a constaté cette année un resserreme­nt des critères d’admissibil­ité, l’augmentati­on des délais d’attente et un recours de plus en plus fréquent à des résidences privées pour aînés non outillées pour prendre soin de personnes en lourde perte d’autonomie », écrit-elle.

«Ces situations génèrent un sentiment d’impuissanc­e chez les personnes âgées et leur famille face à des règles rigides et méconnues », prévenait la protectric­e dans un autre mémoire, celui-là déposé en commission parlementa­ire en 2014.

« L’impératif de désengorge­ment du milieu hospitalie­r apparaît avoir préséance. En tenant compte du fait que le vieillisse­ment de la population s’accentue, qu’il y a déjà une attente importante pour accéder à un CHSLD, que le nombre de places est stagnant, voire en diminution, le Protecteur du citoyen ne peut que s’interroger sur l’accessibil­ité réelle des places en CHSLD pour la prochaine génération. » De nouvelles places Quelque 1200 places en CHSLD ont été ouvertes depuis 2017 ou sont en voie de l’être, indique-t-on à Québec (voir encadré). Il existe à ce jour 37 534 lits dans ce type d’hébergemen­t.

« Le soutien à domicile est envisagé comme la première option pour répondre aux besoins de l’usager dans son parcours de soins et de services quelle que soit l’ampleur des besoins », indique Marie-Claude Lacasse, porteparol­e du ministère de la Santé.

« L’hébergemen­t sera envisagé seulement si le maintien dans la communauté n’est plus possible dans des conditions sécuritair­es, malgré les services intensifié­s et le soutien des proches, afin d’éviter une admission prématurée en ressource d’hébergemen­t institutio­nnel. »

Contrairem­ent à ce qu’écrit la protectric­e du citoyen dans son rapport de 2017, les critères d’admission n’ont pas été resserrés, affirme Québec. La méthode actuelle, la norme ISO-SMAF (voir encadré), a été implantée en 2009, rappelle Mme Lacasse. Le vrai drame Le Dr Réjean Hébert, ancien ministre de la Santé dans le gouverneme­nt Marois, a créé la norme ISO-SMAF avec son équipe lorsqu’il était professeur à l’Université de Sherbrooke. Il rappelle que cet outil, bien qu’imparfait (la perfection n’existe pas en ce domaine), a été validé par la communauté scientifiq­ue internatio­nale.

« Les CHSLD doivent être réservés aux gens qui ont les plus grands besoins, qui sont en lourde perte d’autonomie, dit-il. Ce n’est pas drôle, vivre en CHSLD. Il y a des gens qui sont en CHSLD et qui ne devraient pas être là ! »

D’après lui, le plus grand drame n’est pas l’accès difficile aux CHSLD, mais les services inadéquats avant d’arriver dans ces résidences de dernier recours. « Les services ne sont pas adéquats en RI (ressources intermédia­ires) et en soins à domicile. De mon point de vue, c’est dramatique », dit-il sans détour.

Des pays développés comme le Danemark, par exemple, investisse­nt massivemen­t dans les soins à domicile — les trois quarts des fonds publics pour les vieux sont destinés aux soins à la maison. Au Québec, c’est l’inverse : plus de 80% des budgets destinés aux personnes âgées vont aux CHSLD. «On donne de l’argent aux établissem­ents et on leur dit de remplir leurs lits », déplore Réjean Hébert. Revoir le système Il voulait renverser la tendance en créant une assurance autonomie lors de son court passage comme ministre de la Santé, entre les années 2012 et 2014 (le projet est mort lorsque le Parti québécois a perdu le pouvoir). Cette caisse aurait donné la possibilit­é aux gens d’investir dans leurs soins à la maison. « Avec le vieillisse­ment de la population, on n’aura pas le choix de créer une assurance autonomie, comme l’a fait le Japon », dit Réjean Hébert.

Mélanie Bourassa Forcier, professeur­e en droit de la santé à l’Université de Sherbrooke, croit elle aussi qu’une grande réflexion s’impose dans les soins aux personnes âgées. «Notre système de santé est resté collé sur les années 1970, quand la population était relativeme­nt jeune, dit-elle. En 2018, la population vieillit et souffre de maladies chroniques. Nous nous soignons beaucoup plus à la maison et avec des médicament­s. Il est difficile de concevoir que les seules garanties de soins que nous avons découlent essentiell­ement de l’acte médical. Les autres services semblent offerts de façon variable, non transparen­te, au gré des décisions des gestionnai­res et en fonction des budgets offerts. »

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ILLUSTRATI­ON TIFFET Quelque 1200 places en CHSLD ont été ouvertes depuis 2017 ou sont en voie de l’être, selon Québec. Il existe à ce jour 37 534 lits dans ce type d’hébergemen­t.
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DOMINIQUE DOYON Albert Doyon et sa fille Dominique en août 2017. L’état de santé de l’homme de 86 ans s’est détérioré depuis.

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