Le rêve inachevé des CHSLD
Soins inadéquats, délais d’admission… un coup de barre s’impose dans l’hébergement des aînés démunis
Le Protecteur du citoyen dénonce depuis des années les délais d’admission dans les CHSLD, créés pour les personnes âgées les plus diminuées
Albert Doyon n’a plus toute sa tête. À 86 ans, souffrant de démence, il est incapable de se lever seul, de se nourrir, de se raser. Il a perdu 36 kilos en trois ans. Et il est encore plus frêle depuis qu’il a fait trois chutes au début de l’année.
Cet ancien employé du Canadien National n’a pourtant pas la «cote» requise pour avoir une place dans un CHSLD (centre d’hébergement et de soins de longue durée). Il est trop autonome : il fait ses besoins aux toilettes — même s’il faut l’aider à s’y rendre — et n’a donc pas besoin de couche. Et il tient lui-même sa cuillère pour manger son yogourt, un des rares aliments qu’il continue d’avaler.
Sa fille Dominique est à bout de souffle. Elle se bat depuis 2015 pour que son père soit hébergé en CHSLD, seul endroit, selon elle, adapté à la condition du vieillard. Il a déménagé cinq fois depuis un an, entre son ancien appartement, l’hôpital psychiatrique et deux centres d’hébergement.
« Chaque fois qu’il déménage, il perd ses facultés. Il est méconnaissable. Il a l’air d’un chien qui s’est fait frapper sur le bord de la route. Et je suis en train d’y laisser ma santé moi aussi à force de me battre », raconte Dominique Doyon, enseignante dans une école primaire de Montréal.
« On me dit toujours que mon père n’a pas la cote requise pour être admis dans un CHSLD, mais il ne fait plus rien de ses journées et n’a plus d’autonomie. Je ne comprends pas. Est-ce qu’il faut être agonisant pour avoir une place dans un CHSLD ? » Parcours du combattant On a beaucoup parlé cette semaine des mauvais soins donnés dans des résidences pour personnes âgées. Une action collective a été lancée au nom des patients maltraités dans les CHSLD. Les histoires d’horreur se multiplient : patients laissés dans leurs couches souillées, mal nourris ou mal lavés par des employés épuisés.
L’envers de la médaille, c’est que, pour bien des gens en perte d’autonomie, une place en CHSLD est un rêve. Un rêve inaccessible. Les personnes âgées doivent traverser un chemin de croix pour y être admis. Le Protecteur du citoyen dénonce depuis des années les délais d’admission dans ces centres d’hébergement de dernier recours, créés pour les personnes âgées les plus diminuées.
À force d’insister et de se plaindre, Dominique Doyon a fini par dénicher une place dans un CHSLD pour son père (même s’il n’a pas la cote pour se qualifier). Mais elle n’est pas au bout de ses peines. Albert Doyon non plus. Le centre d’hébergement se trouve dans l’ouest de l’île, à près d’une heure de chez sa fille (résidente de Rosemont), qui ne peut visiter son père qu’une fois par semaine.
L’homme a été placé dans une unité spéciale pour personnes ayant des problèmes de comportement. L’étage est verrouillé, pour éviter les fugues.
« Lors de ma dernière visite, j’ai réalisé que des résidents entraient dans sa chambre. Certains venaient lui voler ses yogourts devant mon conjoint et moi. Je dois vous avouer que je suis inquiète pour sa sécurité. Si les autres résidents entrent dans sa chambre lorsque nous y sommes, que font-ils lorsque nous n’y sommes pas ? De plus, c’est censé être un étage sécurisé, pourtant les toilettes sont communes. Mon papa est à bout de souffle et ne pourrait aucunement se défendre si on l’attaquait », raconte Dominique Doyon.
Les responsables du CHSLD envisagent de déménager Albert Doyon dans une autre aile du même centre d’hébergement ou dans une résidence privée, parce que 25 nouveaux patients sont arrivés récemment. Dominique Doyon angoisse à l’idée que son père soit une fois de plus déplacé. Les « ressources intermédiaires », ces résidences privées qui accueillent les personnes en attente d’une place en CHSLD, sont mal équipées pour des cas lourds comme son père.
La protectrice du citoyen, Marie Rinfret, a souligné le problème dans son rapport déposé en septembre 2017: « Alors que les besoins d’hébergement pour les personnes âgées augmentent, on a constaté cette année un resserrement des critères d’admissibilité, l’augmentation des délais d’attente et un recours de plus en plus fréquent à des résidences privées pour aînés non outillées pour prendre soin de personnes en lourde perte d’autonomie », écrit-elle.
«Ces situations génèrent un sentiment d’impuissance chez les personnes âgées et leur famille face à des règles rigides et méconnues », prévenait la protectrice dans un autre mémoire, celui-là déposé en commission parlementaire en 2014.
« L’impératif de désengorgement du milieu hospitalier apparaît avoir préséance. En tenant compte du fait que le vieillissement de la population s’accentue, qu’il y a déjà une attente importante pour accéder à un CHSLD, que le nombre de places est stagnant, voire en diminution, le Protecteur du citoyen ne peut que s’interroger sur l’accessibilité réelle des places en CHSLD pour la prochaine génération. » De nouvelles places Quelque 1200 places en CHSLD ont été ouvertes depuis 2017 ou sont en voie de l’être, indique-t-on à Québec (voir encadré). Il existe à ce jour 37 534 lits dans ce type d’hébergement.
« Le soutien à domicile est envisagé comme la première option pour répondre aux besoins de l’usager dans son parcours de soins et de services quelle que soit l’ampleur des besoins », indique Marie-Claude Lacasse, porteparole du ministère de la Santé.
« L’hébergement sera envisagé seulement si le maintien dans la communauté n’est plus possible dans des conditions sécuritaires, malgré les services intensifiés et le soutien des proches, afin d’éviter une admission prématurée en ressource d’hébergement institutionnel. »
Contrairement à ce qu’écrit la protectrice du citoyen dans son rapport de 2017, les critères d’admission n’ont pas été resserrés, affirme Québec. La méthode actuelle, la norme ISO-SMAF (voir encadré), a été implantée en 2009, rappelle Mme Lacasse. Le vrai drame Le Dr Réjean Hébert, ancien ministre de la Santé dans le gouvernement Marois, a créé la norme ISO-SMAF avec son équipe lorsqu’il était professeur à l’Université de Sherbrooke. Il rappelle que cet outil, bien qu’imparfait (la perfection n’existe pas en ce domaine), a été validé par la communauté scientifique internationale.
« Les CHSLD doivent être réservés aux gens qui ont les plus grands besoins, qui sont en lourde perte d’autonomie, dit-il. Ce n’est pas drôle, vivre en CHSLD. Il y a des gens qui sont en CHSLD et qui ne devraient pas être là ! »
D’après lui, le plus grand drame n’est pas l’accès difficile aux CHSLD, mais les services inadéquats avant d’arriver dans ces résidences de dernier recours. « Les services ne sont pas adéquats en RI (ressources intermédiaires) et en soins à domicile. De mon point de vue, c’est dramatique », dit-il sans détour.
Des pays développés comme le Danemark, par exemple, investissent massivement dans les soins à domicile — les trois quarts des fonds publics pour les vieux sont destinés aux soins à la maison. Au Québec, c’est l’inverse : plus de 80% des budgets destinés aux personnes âgées vont aux CHSLD. «On donne de l’argent aux établissements et on leur dit de remplir leurs lits », déplore Réjean Hébert. Revoir le système Il voulait renverser la tendance en créant une assurance autonomie lors de son court passage comme ministre de la Santé, entre les années 2012 et 2014 (le projet est mort lorsque le Parti québécois a perdu le pouvoir). Cette caisse aurait donné la possibilité aux gens d’investir dans leurs soins à la maison. « Avec le vieillissement de la population, on n’aura pas le choix de créer une assurance autonomie, comme l’a fait le Japon », dit Réjean Hébert.
Mélanie Bourassa Forcier, professeure en droit de la santé à l’Université de Sherbrooke, croit elle aussi qu’une grande réflexion s’impose dans les soins aux personnes âgées. «Notre système de santé est resté collé sur les années 1970, quand la population était relativement jeune, dit-elle. En 2018, la population vieillit et souffre de maladies chroniques. Nous nous soignons beaucoup plus à la maison et avec des médicaments. Il est difficile de concevoir que les seules garanties de soins que nous avons découlent essentiellement de l’acte médical. Les autres services semblent offerts de façon variable, non transparente, au gré des décisions des gestionnaires et en fonction des budgets offerts. »