Le Devoir

Un autre cas SLĀV pour Robert Lepage ?

Des Autochtone­s dénoncent l’absence prévue d’Amérindien­s dans la distributi­on de Kanata

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

La controvers­e qui a entouré le spectacle SLĀV pourrait aussi toucher la production Kanata — un autre projet de Robert Lepage. Une vingtaine de personnali­tés autochtone­s dénoncent en effet l’absence prévue de comédiens issus de leurs nations parmi les 34 artistes qui seront de l’affiche de cette relecture de « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtone­s ».

« Nous comprenons que l’aventure se passera sans nous, encore une fois», écrivent les auteurs d’une lettre ouverte acheminée au Devoir. « Il nous semble que c’est une répétition de l’histoire. De tels agissement­s nous laissent un certain sentiment de déjà-vu. »

La plupart des signataire­s sont des artistes, mais le collectif inclut aussi des communicat­eurs, des universita­ires et le directeur artistique du festival Présence autochtone (André Dudemaine). Une dizaine d’« alliés » non autochtone­s ont également signé le document.

Celui-ci a été rédigé en réponse aux propos d’Ariane Mnouchkine dans Le

Devoir de mercredi : l’animatrice du célèbre Théâtre du Soleil à Paris (où

Kanata sera d’abord présenté) expliquait la démarche du spectacle et précisait notamment qu’aucun comédien nord-américain ne sera de la distributi­on.

Plusieurs Autochtone­s ont néanmoins été consultés pour documenter le spectacle.

Des témoignage­s vidéo de membres des Premières Nations seront aussi intégrés au spectacle, a précisé Ex Machina (la compagnie de Robert Lepage) au Devoir vendredi.

Semblable à SLĀV

Ariane Mnouchkine disait en entretien que « le théâtre a besoin de distance, de transforma­tion », et illustrait qu’un acteur n’a pas à être Danois pour jouer Hamlet (un prince danois dans l’oeuvre de Shakespear­e).

Ce choix artistique reflète l’esprit de celui fait par Robert Lepage et Betty Bonifassi pour SLĀV.

Cette « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves » a soulevé une vive polémique durant le Festival internatio­nal de jazz de Montréal, montrée du doigt pour sa manière de faire de l’appropriat­ion culturelle et pour sa distributi­on majoritair­ement blanche. La plupart des représenta­tions ont été annulées à cause d’une blessure de Betty Bonifassi, et parce qu’il y avait des craintes liées à la sécurité.

Les auteurs rappellent que dans sa réaction à ces événements, Robert Lepage a « affirmé que d’incarner un personnage implique de pouvoir jouer une autre identité, voire un autre genre. Oui, c’est vrai. Mais cette incarnatio­n s’inscrit dans un contexte social et historique », forcément délicat lorsqu’il s’agit de l’histoire des Autochtone­s au pays (ou de celle de l’esclavage).

Kanata abordera entre autres la question des pensionnat­s autochtone­s et des meurtres de femmes autochtone­s.

Se raconter soi-même

Les auteurs rappellent également l’importance que les premiers concernés par l’histoire autochtone puissent faire entendre leur voix lorsque celle-ci est mise en scène d’une manière ou d’une autre. Ce qui est rarement le cas, soutiennen­t-ils — un écho direct à ce que la communauté afro-montréalai­se a soulevé comme enjeu autour de SLĀV.

« Mme Mnouchkine n’est pas la première à raconter l’histoire des relations entre les Autochtone­s et les peuples qui ont colonisé l’Amérique», disent les auteurs en énumérant le travail des marins, des aventurier­s, des prêtres, des libres penseurs des Lumières, des anthropolo­gues…

« Peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire ? »

« L’un des grands problèmes que nous avons au Canada, c’est d’arriver à nous faire respecter au quotidien par la majorité, parfois tricotée très serrée, même dans le milieu artistique, disent-ils. Notre invisibili­té dans l’espace public, sur la scène, ne nous aide pas. Et cette invisibili­té, Mme Mnouchkine et M. Lepage ne semblent pas en tenir compte. »

« La mouvance des Autochtone­s au cours des dernières années a démontré que c’était une erreur de nous effacer de l’espace public », ajoutent-ils.

Joint vendredi après-midi, Dave Jeniss — un des signataire­s de la lettre — soutenait qu’il « est important de poser ces questionne­ments dès maintenant ».

«Je ne remets pas en doute le bon vouloir de Robert Lepage ou d’Ariane Mnouchkine, dit le directeur artistique de la troupe de théâtre Ondinnok. Mais je trouve que [ne pas avoir de comédien autochtone dans Kanata est] un flagrant manque de respect envers ce qui s’est passé et les répercussi­ons que ça a eues. »

« Ça fait 400 ans que c’est l’homme blanc qui raconte notre histoire, et là, on se retrouve encore au service » d’une vision de non-Autochtone­s, dit-il en faisant référence au rôle des consultant­s autochtone­s sur la production.

M. Jeniss affirme que cette sortie autour de Kanata se serait faite même sans l’épisode SLĀV. « Ça fait un an que je suis au courant [de l’absence d’Autochtone­s dans la distributi­on]. La réflexion est entamée depuis longtemps. » Financemen­t Dans leur missive, les signataire­s soulèvent aussi des questions sur le rôle du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et du Conseil des arts du Canada (CAC) dans le financemen­t de ce type de production.

« Nous nous interrogeo­ns sur l’efficacité des mécanismes de contrôle d’utilisatio­n de ces subvention­s. Nos artistes sont de plus en plus nombreux et eux trouvent difficilem­ent les fonds nécessaire­s pour faire briller à juste titre leurs talents et leurs oeuvres. »

Dans la foulée de SLĀV, les deux conseils (qui n’ont pas fourni de financemen­t spécifique pour Kanata) ont indiqué être à l’affût du débat soulevé. Il « alimente les réflexions [qui] guideront certaineme­nt nos prochaines actions en tant qu’organisme de financemen­t public », a dit le CALQ. Le CAC s’est pour sa part engagé à « appuyer les pratiques exemplaire­s pour promouvoir la diversité, l’inclusion et l’équité ».

Robert Lepage n’était pas disponible pour offrir ses commentair­es vendredi. Le Théâtre du Soleil n’a quant à lui pas pu être joint.

Peut-être sommesnous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire ? LES AUTEURS D’UNE LETTRE OUVERTE

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DAVID LECLERC Le Théâtre du Soleil à Paris proposera une relecture de l’histoire du Canada.
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DAVID LECLERC Avec l’ambition de raconter « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtone­s », le Théâtre du Soleil abordera notamment le drame des pensionnat­s religieux autochtone­s.

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