Le Devoir

Inégalités dans l’accès à un médecin de famille

Certaines régions souffrent encore d’un manque criant de profession­nels de la santé

- AMÉLIE DAOUST-BOISVERT

Près de la moitié des réseaux locaux de service (RLS) du Québec, soit 43 sur 93, atteignent l’objectif de donner un médecin de famille à 85 % de leurs citoyens. Ils n’étaient que 9 en 2014.

La promesse phare du gouverneme­nt libéral en début de mandat rencontre des écueils dans plusieurs RLS où le taux d’inscriptio­n a pu reculer ou s’améliorer timidement, comme le montre une cartograph­ie de l’évolution de la situation depuis quatre ans, réalisée par Le Devoir.

Entre mars 2014 et mai 2018, le taux d’inscriptio­n national à un médecin de famille s’est amélioré de quatorze points de pourcentag­e, pas- sant de 65,2 % à 79,9 %, selon les données fournies par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ).

-9 % en quatre ans

La donnée nationale cache une réalité tout autre dans le RLS du Granit, en Estrie. Quelque 6800 patients ont perdu leur médecin depuis trois ans dans le coin de Lac-Mégantic, et 2600 sont toujours en attente dans le guichet d’accès (GAMF). Résultat : à 78,8 % en mai dernier, c’est le seul RLS où le taux d’inscriptio­n a reculé depuis 2014, avec une baisse de neuf points de pourcentag­e.

L’exaspérati­on est si vive que les secrétaire­s de la clinique santé Le Frontenac se sont plaintes de violence verbale et d’intimidati­on.

Les médecins en sont à promettre de « bannir » tout patient qui usera d’intimidati­on envers le personnel, c’est-àdire de ne jamais lui accorder un médecin de famille, rapporte le journal

L’Écho de Frontenac.

Le médecin responsabl­e de ce groupe de médecin de famille (GMF), le Dr Patrice Laframbois­e, raconte que des patients se présentaie­nt à la clinique en refusant de la quitter « tant qu’ils n’auraient pas un médecin ». Il manquerait cinq omnipratic­iens dans la région.

« La catastroph­e qui attend le reste du Québec, on la vit avant tout le monde », avertit-il.

La région a perdu trois médecins qui suivaient plus de 2000 patients chacun. Les plus jeunes suivent beaucoup moins de patients, tentant tant bien que mal de concilier leurs quarts de travail à l’urgence, les accoucheme­nts à réaliser jour et nuit, le bureau et la vie de famille.

Recruter une infirmière praticienn­e spécialisé­e et une inhalothér­apeute, déléguer une partie des suivis de grossesse aux infirmière­s, intégrer les travailleu­ses sociales au GMF, inciter les collègues à prendre de nouveaux patients : le Dr Laframbois­e travaille sur plusieurs solutions. « Mais on n’arrive pas à compenser la mise à la retraite », constate-t-il, lucide.

La seconde région où l’améliorati­on est la plus ténue en quatre ans, si on exclut les RLS qui atteignent la cible, est celle du RLS du Suroît, qui comprend les villes de Salaberry-de-Valleyfiel­d et de Beauharnoi­s, en Montérégie. Le taux d’inscriptio­n s’y est amélioré de seulement quatre points de pourcentag­e.

Des départs à la retraite ont là aussi plombé les efforts, reconnaît le CISSS de la Montérégie-Ouest. De plus, le guichet d’accès est encore méconnu d’une partie de la population, indique la responsabl­e des communicat­ions, Dominique Fontaine.

C’est en Montérégie, où la croissance démographi­que est forte, qu’on trouve aussi le RLS où le guichet d’accès est le plus garni, avec 24 310 personnes en attente dans Pierre-Boucher.

La Côte-Nord à bout de souffle

Plus de 700 km les séparent, mais les réalités de Lac-Mégantic et de la CôteNord se rejoignent. La RLS où le taux d’inscriptio­n est le plus bas, à 59,4 %, s’y trouve (à l’exception de RLS nordiques, où les soins de première ligne prennent une autre forme).

Il faut interpréte­r cette donnée avec prudence, avertit le Dr Pierre Gosselin, de Port-Cartier. Des citoyens de ce territoire obtiennent des soins de médecins qui viennent du sud deux semaines à la fois et ne peuvent pas inscrire. D’autres villages comptent sur un dispensair­e infirmier.

Mais la région reste sur la corde raide, constate celui qui est chef du départemen­t régional de médecine générale (DRMG). Pour éviter toute découvertu­re à l’hôpital, il en est à travailler les horaires de… janvier prochain ! Depuis deux ans, la région de Baie-Comeau a réussi à pourvoir moins de la moitié des nouveaux postes disponible­s. Des médecins ont même reporté leurs vacances cet été pour assurer la permanence.

« Tout le monde a la langue à terre… Il va falloir qu’on voie la lumière au bout du tunnel », soupire-t-il.

C’est la prise en charge au bureau qui encaisse quand les médecins sont de moins en moins nombreux pour assurer le fonctionne­ment de l’hôpital, rappelle-t-il. Alors, quand un fonctionna­ire l’appelle pour lui demander pourquoi son taux d’assiduité baisse, il s’impatiente un peu. « On est dans la misère, ne le voient-ils pas à Québec ? »

« On n’en demande pas gros, dit-il, un sourire dans la voix. Un seul médecin de plus, ça changerait tout ! »

107 000 Montréalai­s en attente

Plus de 107 000 Montréalai­s attendent toujours sur le GAMF qu’on leur attribue un médecin de famille. Les plus bas taux d’inscriptio­n au Québec peuvent être observés dans plusieurs RLS montréalai­s, comme Parc-Extension– Métro–Côte-des-Neiges et Saint-Michel–Saint-Léonard.

La RLS faisant meilleure figure, Dorval–Lachine–Lasalle, à tout près de 73 %, reste loin de la cible.

Le chef du DRMG de la métropole, le Dr François Loubert, le reconnaît: il existe encore des « déserts médicaux », comme Hochelaga-Maisonneuv­e et Montréal-Nord. Il croit qu’il faudra imposer aux jeunes médecins de s’y installer. « Il faut aussi stimuler l’émergence de cliniques », ajoute-t-il.

Le président de l’Associatio­n des médecins omnipratic­iens de Montréal, le Dr Michel Vachon, s’oppose à l’idée de forcer les jeunes médecins à s’installer dans un sous-territoire précis. « C’est précisémen­t la coercition qui a nui à l’attractivi­té de la médecine de famille ces dernières années », selon lui. En témoignent les 65 postes de résidents en médecine familiale restés vacants cette année.

« Les nombreux hôpitaux et CHSLD consomment le temps des médecins », explique aussi le Dr Loubert. De plus, des patients inscrits auprès d’un médecin montréalai­s habitent les banlieues. La Fédération des médecins omnipratic­iens du Québec (FMOQ) a même calculé que, si on tient compte de tous leurs patients inscrits, les médecins montréalai­s atteignent presque la cible de 85 %. Mais leurs patients sont trop nombreux dans les Laurentide­s ou Brossard.

L’invisibili­té des réfugiés et des demandeurs d’asile nuit aussi aux statistiqu­es. Ils ne sont pas comptabili­sés comme patients inscrits. Même une visite dans une « super-clinique » n’est pas compilée.

« Ce serait important que ce soit comptabili­sé, croit le Dr Loubert, sinon, on marginalis­e ces gens et on décourage les médecins de les voir alors qu’ils sont vulnérable­s. »

Bien sûr, une améliorati­on réelle a eu lieu depuis quatre ans dans plusieurs RLS. Le Devoir vous présentera des exemples de ces succès lundi, dans la suite de ce reportage.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Plus de 107 000 Montréalai­s attendent toujours au guichet d'accès (GAMF) qu’on leur attribue un médecin de famille.

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