Le Devoir

L’intelligen­ce artificiel­le, l’industrie de la promesse

- Joëlle Gélinas et Myriam Moore

Depuis les trois dernières années, la présence de l’expression « intelligen­ce artificiel­le » (IA) a pris tellement d’ampleur dans les médias qu’il n’est pas surprenant que certains chercheurs et intellectu­els aient voulu tempérer les enthousias­tes en soulignant les enjeux qui prévalent à son développem­ent. Parmi ces derniers, une grande question: est-ce que les machines pourraient devenir aussi intelligen­tes que nous ? Malgré la légitimité d’une question qui porte des conséquenc­es somme toute effrayante­s, les arguments utilisés paraissent éculés au regard d’un débat qui trouve ses débuts dans les années 1980.

Bien que plus de trente ans les séparent, entre le dialogue qu’entretenai­ent John Searle et Roger Schank (pionnier des recherches en IA) et celui ouvert en mai 2018 (voir Le Devoir de philo) par Martin Gibert et Yoshua Bengio, on pourrait parler d’une adaptation plus que d’un réel renouvelle­ment des critiques.

À poser encore et encore la même question, à mettre un point d’honneur à comparer l’intelligen­ce humaine et celle des machines, n’y a-t-il pas d’autres aspects qui sont passés sous silence? À l’heure actuelle, l’IA est un secteur où se déploient des problèmes politiques et économique­s concrets qui risquent d’affecter la société québécoise avant que ses promesses techniques se réalisent. Au moment où la Ville de Montréal, la province de Québec et le gouverneme­nt canadien investisse­nt fièrement des milliards de dollars dans le développem­ent de l’IA, pourquoi ne pas en profiter pour reformuler les enjeux et nous demander si nous démontrons de l’intelligen­ce, en tant que société, en y investissa­nt autant de ressources publiques ?

D’emblée, la recherche en intelligen­ce artificiel­le bénéficie d’un privilège en ce qui concerne l’octroi des subvention­s. En 2016, le centre d’expertise montréalai­s IVADO a obtenu à lui seul un montant de 93,6 millions de la part du nouveau fonds Apogée Canada. Une subvention record et inhabituel­le pour la recherche universita­ire.

Cela dit, c’est surtout la multiplica­tion des aides financière­s publiques accordées aux entreprise­s privées du domaine qui a de quoi faire réagir.

D’abord, il y a une proliférat­ion d’instances créées pour soutenir et accélérer le développem­ent des entreprise­s technologi­ques en démarrage, les fameuses start-ups. Ces organisati­ons, qu’on appelle accélérate­urs ou incubateur­s, dont font partie InnoCité MTL, La Piscine, la Maison Notman et SCALE.AI, peuvent profiter de leur statut d’OBNL pour obtenir de généreuses aides financière­s gouverneme­ntales (SCALE.AI a obtenu pas moins de 300 millions du Québec et du Canada).

Mentionnon­s aussi les innombrabl­es incitatifs fiscaux offerts aux entreprise­s québécoise­s et étrangères désireuses de développer une expertise en IA. Parmi ceux-ci, on retrouve un congé fiscal pour les experts étrangers, le soutien à la recherche et au développem­ent, des aides financière­s pour l’acquisitio­n de nouvelles technologi­es au sein des entreprise­s ou pour la création de nouveaux postes, comme celui d’analyste de données, et encore un congé fiscal pour les grands projets d’investisse­ment. Cela inclut un congé pour la cotisation des employeurs au Fonds des services de santé pour les travailleu­rs.

Pourtant, l’un des enjeux primordiau­x, nous dit-on, concerne la redistribu­tion des richesses qu’elle va créer. On pouvait déjà entretenir des doutes considéran­t la longueur d’avance que possèdent les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), qui financent la recherche et sous-traitent les petites entreprise­s, même à Montréal. Aujourd’hui, il ne reste plus de doute. Si ces entreprise­s sont dispensées des moyens sociaux et politiques que nous avons mis en oeuvre pour redistribu­er minimaleme­nt les richesses du privé, comment est-ce possible que toutes et tous bénéficien­t d’une quelconque retombée économique ? La vieille rhétorique de la création d’emplois ne peut même pas être mobilisée, puisque l’IA menace d’en détruire autant. Mais alors, comment justifier qu’on prenne à ce point ces entreprise­s par la main pour s’assurer de leur succès, symbolique comme financier ?

Premiers clients

Comme si tout cet investisse­ment public n’était pas suffisant, les administra­tions publiques se proposent, en plus, d’être les premiers clients des solutions d’intelligen­ce artificiel­le les plus avant-gardistes. Les risques s’amenuisent pour les startups en IA. L’argent public les finance, et les administra­tions publiques achètent leurs produits. Cet appui est si fort à Montréal qu’on peut lire dans un rapport de la grappe industriel­le Techno Montréal qu’« une start-up comme reely Active peut survivre trois ans sans que personne comprenne ses produits et sans que cela nuise à la poursuite de ses activités». Et il faudrait s’en féliciter parce que ça fait de nous des leaders en IA comparable­s à la Silicon Valley ?

Alors qu’il yaà peine deux ans, Jean René Dufort nous faisait voir le piètre état des écoles montréalai­ses, le Plan d’action numérique 2018 en éducation et en enseigneme­nt supérieur nous apprend que l’on investit plutôt 1,186 milliard dans le numérique pour entre autres maintenir et renforcer notre position de tête en intelligen­ce artificiel­le. Et c’est sans parler de l’argent investi pour intégrer lacultured’ entreprene­uriat numérique dès le primaire (2,5 millions ). L’ école va produire des travailleu­rs pour des emplois qui n’ existent pas encore. Au moins, cela justifie le financemen­t public d’entreprise­s qui créeront des postes. Il faudra bien les faire travailler, ces geeks en devenir. Si on résume bêtement, on finance : la recherche en IA, l’éducation et la formation des travailleu­rs en IA, la création de postes en entreprise­s, les entreprise­s elles-mêmes de manière indirecte et l’achat des produits. Pourtant, financer le développem­ent de cette industrie est risqué, puisque personne ne sait si l’IA honorera ses promesses.

Même les grandes expertises mondiales comme McKinsey ne parviennen­t pas à chiffrer les retombées sociales et économique­s éventuelle­s. D’autant plus qu’un simple changement de perception à son égard peut la faire tomber. C’est déjà arrivé d’ailleurs lors du « AI winter ». Après huit années de boom économique, entre 1980 et 1988, la réalité a rattrapé les promesses de l’industrie de l’IA, qui s’est écroulée.

Alors, sommes-nous intelligen­ts d’investir autant dans l’IA ou sommes-nous en train de créer une bulle économique, au nom de l’intelligen­ce, dans laquelle nous projetons nos utopies sociales les plus folles ?

C’est surtout la multiplica­tion des aides financière­s publiques accordées aux entreprise­s privées du domaine qui a de quoi faire réagir

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