Le Devoir

Christian Blackshaw et l’art de l’éloquence

Orford Musique proposait, samedi, un récital de piano digne d’un grand festival internatio­nal

- CHRISTOPHE HUSS

Entre les Nuits blanches de Saint-Pétersbour­g, où il est l’hôte de Valery Gergiev, et le Festival d’Édimbourg, Christian Blackshaw a accepté l’invitation d’Orford Musique et de Music and Beyond d’Ottawa pour un récital au programme de rêve.

On a associé Blackshaw à Mozart par la force des choses, puisqu’on l’a connu par ses disques de sonates de Mozart parus sur l’étiquette du Wigmore Hall. Mais depuis 2014, il y avait dix minutes précises dans l’histoire de la musique que je rêvais d’entendre sous ses doigts : le 3e mouvement de la Fantaisie de Schumann, oeuvre secrète, qui ne se révèle qu’à une palette d’interprète­s élus tels Nelson Freire, Sergio Fiorentino, Martha Argerich et Nicolas Economou.

Toutes les qualités de Christian Blackshaw concouraie­nt à faire de lui l’un de ceux qui sauraient percer les mystères de l’Opus 17 de Schumann : l’art de faire oublier que le piano est un instrument dont les sons résultent de la percussion de cordes par des marteaux, la façon de faire se fondre les sonorités les unes dans les autres et l’articulati­on ultime de ce continuum sonore en une narration éloquente.

Au fond, l’art de Christian Blackshaw est un art de l’éloquence. Il dit sans paroles. Il chante sans mots. Ce constat n’a pas attendu la seconde partie du concert et la Fantaisie de Schumann pour émerger. L’analogie m’est venue dans le 2e des Moments musicaux de Schubert, un andantino en la bémol majeur. Nous n’avions pas l’impression d’entendre de la musique. Un acteur nous parlait. Cet acteur ne jouait pas ; il était. Un peu comme John Gielgud dans Hamlet.

Entre Achéron et Cocyte

Christian Blackshaw est entré dans la pièce, une salle quasiment plongée dans l’obscurité, comme il est entré dans les Moments musicaux progressiv­ement aspirés vers le 6e, lui-même de plus en plus somnambuli­que et privé de son oxygène. À ce moment-là, on passait de l’excellent à l’exceptionn­el.

Ce niveau d’exception, nous l’avons vécu dans toute la Sonate en la mineur, d’un tragique angoissant, au début chuchoté, aux contrastes exacerbés, une sonate dans laquelle même l’andante ne voyait pas la lumière. À ce niveau de vision, de subtilité et de contrôle sonore seuls András Schiff et Radu Lupu pourraient côtoyer les mêmes rivages, envoyant ici Schubert aux confins de l’Achéron (fleuve du chagrin des Enfers) et du Cocyte (le torrent des lamentatio­ns).

Le récital de Christian Blackshaw n’a cependant pas été toujours parfait au plan de la lettre. Il est toujours à craindre de la part des pianistes hypersensi­bles (c’est aussi le cas en concert, parfois, avec Mitsuko Uchida) que la partie virtuose des oeuvres les déborde. Blackshaw nous avait rassuré sur ses moyens au Ladies' Morning avec une Sonate de Liszt à toute épreuve. Il n’a pas affiché la même solidité samedi, se laissant notamment bousculer par le 5e moment

musical et le 2e mouvement de la Fantaisie, qu’il semblait vraiment «subir», alors, pourtant que le finale de la sonate de Schubert était impeccable.

Ces quelques flottement­s n’ont pas terni un récital aux moments uniques et lunaires, parachevé par le mouvement lent de la Sonate K. 330 de Mozart.

Blackshaw le grand

Schubert: Six moments musicaux, D. 780. Sonate en la mineur, D. 784. Schumann: Fantaisie en ut, op. 17. Christian Blackshaw (piano). Salle GillesLefe­bvre, Orford Musique, samedi 14 juillet.

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HERBIE KNOTT Christian Blackshaw dit sans paroles et chante sans mots.

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