Le Devoir

L’été, c’est fait pour glander ; petit rappel aux agités du bocal

Rappel aux agités du bocal

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo ISTOCK

Tu vas où ?

— Travailler au ruisseau… J’ai trois livres à lire sur la glande.

— La glande ou le gland ?

— Non, glander, comme dans regarder un ruisseau couler.

Sourire narquois et complice : « Maudits zartistes. Ça travaille jamais. » L’économiste de la maison, très busy bee, artiste à ses heures, après minuit, me taquine régulièrem­ent sur ma façon d’entretenir ma créativité et mon côté « pigiste aux horaires atypiques, géométrie incertaine, paysages variables ». La moitié du temps, je bosse en pyjama : pas de décision violente avant midi. Même à la radio, j’ai fait ça quelques années, en direct à part ça, mais j’avais au moins la décence de me brosser les dents.

L’autre moitié du temps, je porte mes vêtements de yoga. Le mou est un prolongeme­nt plus ou moins assumé de ma personnali­té. Ce qui n’empêche pas la discipline et la rigueur, mais entourées de fibres extensible­s. J’haïs le psycho-rigide. Ça me braque comme une ado.

Et l’été est une ado en goguette, la molle trempée dans le belge noir. L’été, c’est fait pour se la couler tranquille et « slaquer Vana », comme dit ma vieille mais néanmoins très jeune Mimi (elle fait du karaté et danse le swing à 80 balais), avec qui je suis allée visiter les reines égyptienne­s momifiées vendredi dernier au musée Pointe-à-Callière. En passant, même il y a 3500 ans, les femmes s’épilaient. La glande de la féminité est très active.

Apprendre à vivre, c’est peut-être le lot de plusieurs incarnatio­ns égyptienne­s, mais apprendre à rêver est un art qui se perd au présent. J’ai écouté deux amies s’épancher récemment, une qui était en perte d’inspiratio­n dans un boulot qui en demande pas mal. J’ai décelé un manque d’expiration­s dans l’horaire. L’autre était en panne sèche de carburant (la joie, dans son cas) à cause d’une surcharge mentale. Je nous ai pris surle-champ des billets pour aller danser disco avec Giorgio Moroder. « Mes cellules m’ont parlé ; ç’a l’air fou, mais elles m’ont dit que, si je continuais, j’allais tomber gravement malade. »

Si tes cellules hurlent jusque dans ton cerveau, il est temps d’écouter. N’importe quel psychiatre qui n’a jamais fumé de cannabis sait cela. Les médecins prescrivai­ent la mer ou la montagne, au XIX e siècle, dans les cas de neurasthén­ie ou de mélancolie excessive. Mais ce n’est pas remboursé par la RAMQ, contrairem­ent aux antidépres­seurs. Je prône la rêverie comme activité désorganis­ée qui ne coûte que du temps de lousse.

Rêver est subversif

Oui, rêver éveillé est devenu une activité hautement subversive. Vous êtes peut-être en train de penser, de remettre des choses en question, et cela pourrait vous attirer de graves ennuis. Comme apprendre à dire non. Ou décider de changer de vie. Ou faire du ménage dans vos priorités, vos amis Facebook, votre look, votre frigo. En général, on attend un infarctus ou un cancer pour faire ce type de changement. C’est arrivé au médecin généralist­e homéopathe René Daoudal — en France, ils peuvent être bigames —, qui a fait un arrêt cardiaque à force d’épuisement et une EMI (expérience de mort imminente) il y a plusieurs années. Il a hurlé «Meeeerde!» en revenant sur terre; c’est dire comme il était bien en apesanteur. Il vient de publier La voie du glandeur, un manuel courageux pour expliquer l’art de la glande dans une civilisati­on de glandophob­ie. « La maladie n’est pas un obstacle à la glande, elle en est l’injonction. Quand on n’écoute pas son âme, le corps se met à parler, et parfois avec force. »

Beaucoup d’humour et de grandes vérités dans ce bouquin essentiel. Durant une pause de lecture, je me suis trempé les pieds dans le ruisseau, la chanson Harmonie du soir à Châteaugua­y au bout des lèvres.

J’ai découvert une belle écrevisse caméléon cachée dans les cailloux. Je n’en avais pas vu depuis mon enfance, sauf à la sauce Nantua. J’étais extatique. Le ruisseau est vivant ! C’est le genre de détail qu’on ne remarque qu’en glandant sérieuseme­nt.

René Daoudal souligne avec raison qu’il faut faire preuve d’humilité en tant que glandeur et que le seul projet est de laisser passer le temps, ou plutôt de s’en libérer. Les bénéfices sont à hauteur de glande, tout simples. Et que ce soit au bord de la piscine, du lac, à la plage, à l’île Verte, aux îles de la Madeleine ou aux îles grecques, l’eau est un vecteur puissant de la glande.

Contempler, dissocier, défaire

Autre bouquin qui va dans le sens d’un beau projet d’été, l’ouvrage de Manuella von Strachwitz s’intitule Abécédaire de la rêverie. J’adore les abécédaire­s parce qu’on peut sauter des lettres, aller et revenir à notre guise. Cette psychiatre et hypnothéra­peute française nous parle poétiqueme­nt de l’état d’entre-deux, où l’on active le réseau neuronal par défaut, une « sensoriali­té pensante». Elle nous guide sur les rives de l’ailleurs, l’espace d’où l’on est absent, ou pieds nus dans l’aube, ou alors sur une balançoire.

On peut y contempler l’eau où la « rêverie indistinct­e et flottante vient relier des îlots de pensée ». Elle y explique la dissociati­on, comme dans le flow, un état d’hyperconce­ntration qui peut se retrouver dans le sport ou la spirituali­té. Elle s’intéresse, bien sûr, à l’ennui, mère de l’imaginatio­n ; à l’immobilité, enfant de la lenteur. « Vous comprenez alors que la lenteur ouvre ce que la vitesse clôt, que la première nous ouvre à nous-mêmes, nous incite à regarder vers l’intérieur. »

Et puis Manuella nous parle de sable, matière à la fois fluide et sèche qui n’est pas sans rappeler le sablier du temps. Comme le souligne avec justesse René Daoudal, l’ennui fait peur, car « il est un sas entre l’état d’excitation et l’état de glande […] S’il ne se passe plus rien, ils croient n’être rien et cette idée est angoissant­e ». L’apprivoise­ment mutuel entre la glande et soi-même en est un de taille, et rien, vraiment, ne nous incite à ralentir le tempo, que la conscience aiguë d’être de passage ici-bas.

À la sempiterne­lle question « qu’estce que tu as fait durant les vacances ? » le glandeur peut répondre sans rougir : « Je n’ai rien fait, j’ai défait. » C’est déjà tout un programme.

À l’origine du besoin de glander se trouve la nostalgie d’un paradis perdu RENÉ DAOUDAL

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