Le Devoir

Prête-moi ta peau

- Michel Curtat Professeur de français Cégep de l’Outaouais

Le multicultu­ralisme est un rêve évanoui : celui de la cohabitati­on et du partage. La polémique entourant SLĀV et bientôt Kanata, sans oublier aux ÉtatsUnis le retrait stratégiqu­e de Scarlett Johanssen de la production de Rub and

Tug, car elle n’est pas transgenre, ne fait que confirmer une chose : la « résistance à l’appropriat­ion culturelle » (ou sexuelle) vire au cantonneme­nt, pour ne pas dire à un certain « corporatis­me ». Sans doute a-t-on confondu « appropriat­ion culturelle » et « représenta­tivité culturelle », la première étant de parler pour les autres, et la seconde de les convier à notre conversati­on.

Voilà donc où nous en sommes: les Noirs, les Autochtone­s, les Juifs, les Arabes et les Blancs francophon­es, pour ne citer que ceux qui partagent le sentiment d’être une minorité, ne parleront que pour eux-mêmes dans un stérile dialogue de sourds. Chaque groupe sera le seul porte-parole autorisé de sa communauté. Et je présume que, comme dans tous les groupes, chaque détracteur sera vu comme un traître.

Pourtant, aller vers l’autre, c’est aussi se mettre dans sa peau, sans nécessaire­ment la lui voler. Il y a évidemment des niveaux de subtilité à cela, allant du blackface dont on riait dans les vaudeville­s américains du XIXe siècle, jusqu’à la théâtralis­ation de soi en esclave noir. On conviendra que, même si le problème de la représenta­tivité demeure, l’esprit n’est pas le même. Faut-il rappeler que « l’appropriat­ion » est un phénomène généralisé dans les arts — surtout en cette époque décentrée dite postmodern­e ? Qu’il s’agit d’un dialogue avec l’autre et non pas de la dépossessi­on de son identité ? Refuser ce partage, c’est nous mener à une ghettoïsat­ion des cultures.

Il faut s’attarder, dans ce débat, à la spécificit­é du théâtre. Personnell­ement, je ne verrais pas de mal à ce que la pièce

Les belles-soeurs ait une distributi­on noire, juive ou arabe. La souffrance que l’on croit être la nôtre trouverait son écho dans d’autres coeurs. C’est ce que fait le théâtre partout dans le monde et dans toutes les langues. La douleur est universell­e et, lorsque partagée, elle nous lie les uns aux autres.

Évidemment, le mot « universel » fait figure de bulldozer en cette période de repli sur soi et de revendicat­ion narcissiqu­e. On accuse ce mot de gommer l’individual­ité d’une personne ou l’identité d’un groupe. Sans doute est-ce un peu vrai. Mais le théâtre universali­se la douleur de chacun, tapie un peu partout; la performanc­e dramatique est une main tendue, peu importe sa couleur, son sexe, son âge. Que l’on appelle le phénomène catharsis (Aristote), identifica­tion (Brecht) ou simplement empathie, l’on sait que l’on touche à la racine profonde de l’humanité.

Se perdre dans l’universel

Il était une époque où l’on n’avait pas peur de se perdre dans l’universel; au contraire, c’était un espace où nous nous retrouvion­s. À la fin de mes études secondaire­s, le spectacle de fin d’année

(Tit-Coq, de Gratien Gélinas), mettait en scène une Marie-Ange noire. Radio-Canada s’était même déplacée pour « l’événement ». Jamais on n’a crié à l’appropriat­ion culturelle. Au contraire, MarieAnge appartenai­t à tous et à toutes, comme il y a partout des Tit-Coq. […]

« Appropriat­ion culturelle » est une expression politisant­e et morcelante qui renvoie à une certaine lutte des cultures, pour calquer la formule de Marx, une conception qui est en passe de redéfinir nos rapports sociaux. N’y a-t-il pas un moyen terme quelque part où l’appropriat­ion pourrait être conçue comme un emprunt, un partage, un pont? Voyez avec quelle finesse Boucar Diouf greffe un rameau du Québec au baobab de son grand-père. Ses contes à répondre nous renvoient parfois à notre réalité peu glorieuse. Ce cher Boucar nous fait la très grande grâce de parler de nous, de poser son regard d’ailleurs sur nous, d’enfiler notre peau, de la poser sur la sienne.

Évidemment, tout est dans la manière. Le conte est un des genres les plus transcultu­rels qui existent. Il est l’hybridatio­n même. Il fait son chemin partout. Puisqu’il n’appartient à personne, l’appropriat­ion en est même le principe. Quelque part, il est du domaine public. […]

Le théâtre est lui aussi une monnaie d’échange culturel. Le masque antique permettait déjà d’enfiler la peau de l’autre. Un bon acteur, comme un bon conteur, un bon écrivain, c’est celui ou celle qui aura réussi à s’incarner dans la sensibilit­é de l’autre (et non à se l’approprier) afin de la transmettr­e à celle de son auditoire. De l’efficacité de l’acteur et du spectacle, nous sommes en droit de juger. C’est sur cette base que le spectacle de Lepage aurait dû être critiqué. Pas sur la légitimité de la démarche.

Outre le clivage des cultures, on peut souligner un autre effet pervers généré par le débat sur l’appropriat­ion culturelle : le refoulemen­t du théâtre dans le « naturalism­e ». Pourtant, il y a belle lurette que le « faire vrai » est une notion périmée dans le monde théâtral. L’expérience dramatique vit très bien de stylisatio­n, de symboles, etc. C’est ce qui fait son génie et assure son renouvelle­ment perpétuel. Le théâtre n’a pas à coller à la réalité. Tout y est au service des incarnatio­ns de l’acteur au nom de cette douleur singulière qu’il cherche à lier à l’universel. Prêtons à l’acteur notre peau blessée. Les plaies guérissent mieux à l’air libre.

La censure

Lepage a raison de parler de censure. Il y a un contresens dans tout cela. La peau noire est une peau sensible qui subit encore le contrecoup de la stigmatisa­tion et de l’exclusion. Ce drame, il faut en parler, le représente­r, quitte à juger le spectacle mauvais à cause d’une représenta­tivité discutable. Reste que l’entreprise, si maladroite qu’elle ait été, n’a pas manqué de respect à son thème. On n’en a pas fait une comédie musicale que je sache. Voyez avec quel grand coeur Betty Bonifassi se dévoue à la cause depuis des années. Elle ne mérite pas une telle inquisitio­n. Elle n’a eu que le malheur d’être blanche. On a tiré sur la messagère sans d’abord lire le message. […]

SLĀV sera à l’affiche à Drummondvi­lle en janvier 2019. Les organisate­urs ont eu pour le moment l’intelligen­ce de ne pas céder à la controvers­e. Peut-être sera-ce là une bonne occasion pour Ex machina de corriger le tir [ce que fait Lepage en appelant au dialogue] et pour nous tous de clore un débat bien cathartiqu­e.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR SLĀV sera à l’affiche à Drummondvi­lle en 2019. Les organisate­urs ont eu pour le moment l’intelligen­ce de ne pas céder à la controvers­e.

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