Le Devoir

Au marché de l’humanité nourricièr­e

Confiance en libre-service

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter: @cherejoblo

Le vendredi, à l’heure où les cigales se fatiguent un peu, les fourmis s’activent du côté d’Eastman, sur le terrain de balle-molle. Le petit marché public s’est installé là pour la première fois cet été, jusqu’à 19 h30. Les chansons de Cat Stevens, de Joe Dassin ou de Zachary Richard fusent au loin ; attirent les curieux. Une heure plus tard, on est encore là à jaser avec des voisins croisés entre le kiosque de miel et bleuets de Maude et David et celui de légumes de Guillaume et Marilyne.

Tous ces jeunes se sont lancés dans les produits maraîchers, le savon d’abeille ou le pâtisson bio. Guillaume, 34 ans, travaille à mi-temps dans la constructi­on, le reste dans ses jardins. Marilyne, 28 ans, fait des ménages, possède une formation en production horticole et s’occupe des Jardins de Maggie, du nom de leur chienne Border collie. « On y croit, au marché, c’est rassembleu­r, me dit Guillaume. Ça manquait, ici. Nous, ça fait trois ans qu’on jardine. On le fait pour notre fille de deux ans, pour l’avenir.» Ils sont payés des tomates, mais souverains.

Je prends mon panier de légumes chez la voisine. Même pas l’ombre d’une jalousie dans le regard de Guillaume: « Y’a pas de compétitio­n entre nous. On travaille tous pour la même cause.» Une sorte de confiance.

J’ai compté deux familles de quatre enfants et j’en ai peut-être oublié. Beaucoup de bouches à nourrir et des tannants qui jouent partout, qui viennent chercher un popsicle et repartent en courant.

En tout, une quinzaine de stands, des cuillères de bois gossées dans le bois de palette, des baklavas meilleurs que ceux de la belle-mère grecque, des saucissons au chocolat à offrir en cadeau, des épices « plus que bio ».

La troupe du théâtre La Marjolaine profite d’une pause du guitariste, Réjean, pour pousser la note et promouvoir leur spectacle de chansons de Claude Léveillé. Ils vendent

des t-shirts « Je me fous du monde entier » pour financer le show Salut

Claude ! Ils sont jeunes, ils sont fous et le soleil tape fort, même à 17 h.

Avoir du genre

Caroline, l’herboriste et naturopath­e de Saint-Étienne-de-Bolton, vend ses produits pour le corps, son kombucha au verre, du chasse-moustiques. Les plantes médicinale­s proviennen­t de son jardin. Maxime et Geneviève, dans la trentaine eux aussi, se tiennent à l’ombre de leur tente avec leurs quatre enfants de 2 à 13 ans et proposent des cartes de souhaits qu’on peut ensuite semer au jardin. « Une carte à la fois », c’est comme ça qu’ils changent le monde. Maxime voudrait aussi se présenter pour le PQ aux prochaines élections, mais il n’a pas les bonnes gonades.

— Ils veulent une femme ! — Présente-toi comme non genré, ils ne pourront pas te refuser. Ce serait de la discrimina­tion. On est en 2018.

Il pense que je blague.

Au kiosque de Jean-Pierre, c’est du sérieux, le jeune quasi-retraité de la pâtisserie ne fournit pas. Ses gâteaux tournés à la broche et ses croquants aux amandes ont déjà des adeptes réguliers. Jean-Pierre est natif de Cordessur-Ciel (il peut vous l’expliquer poétiqueme­nt), en France, et son gâteau, une spécialité toulousain­e, descend en direct du Moyen Âge, un quatrequar­ts pur beurre qu’il étale sur la broche en cône avec une poche à douilles. Chaque gâteau requiert 45 minutes de rôtissage. Un artisan, comme avant l’invention de l’électricit­é et du manque de temps.

« Je suis le seul au Québec à faire ça. Ça ne fait pas vivre son homme… »

Geneviève gagne sa vie avec ses légumes et ne fournit pas non plus. Les bok choy, le mesclun, les cerises acides, tout est au sommet de sa fraîcheur. Sa ferme de jardinage intensif « Au versant doré » sert à financer une forêt nourricièr­e à Bonsecours, un verger qui portera ses fruits dans quelques années. Ils ont planté de la vigne, des cerisiers, des noyer, de l’argousier, du sureau, des pruniers, des poiriers, des camérisier­s. Ex-jardinière à la Ville de Montréal, Geneviève ne regrette pas d’avoir déménagé ses pénates en Estrie avec son chum Benoît et leurs deux enfants, même s’ils travaillen­t de 100 à 120 heures par semaine l’été. Le cousin Malek est venu donner un coup de main. Ils sont jeunes, ils sont fous.

« Nous sommes sans pesticides, sans OGM, sans tracteur, sans engrais et… sans certificat­ion ! »

On fait confiance, une espèce menacée.

Locavores du vendredi et samedi

Ici, les mots « permacultu­re » et « locavore » se passent d’explicatio­n. La gelée de fleurs de pissenlits, l’ortie séchée et la poudre de pétales de rose de Mireille, « La cueilleuse des bois », trouvent preneurs. On goûte, on paye. Cette native du Périgord ramasse son chaga avec son fils, dans la forêt. « J’ai des quiches aux chanterell­es ! Je les ai faites avec énormément d’amour hier soir. »

Ce qu’on achète au marché, ce n’est pas la fleur d’ail ou des confitures de framboises, mais un esprit. Celui de la résistance face aux géants de ce monde, les GAFA, les Walmart, une solidarité de la base où nos gestes portent, versus le sommet où tout nous échappe, surtout le pouvoir. On serre des mains gercées, on répond à un sourire hâlé, on reproduit sur un petit lopin prêté par la municipali­té ce qu’on fait depuis des siècles, du commerce payé comptant, du troc, de l’humanité nourricièr­e avec un nom de famille.

Même esprit vermontois du côté de Bolton-Est, à dix minutes de là, le samedi matin. Du folk dans l’air, une poignée de commerçant­s au (très petit) détail sous le chapiteau de bois, dans le parc, une ambiance joyeuse et conviviale.

C’est nouveau ici aussi, cet été. Le village reprend vie grâce à cette initiative de la ferme VG, deux trentenair­es originaire­s de Montréal, Dave et Frédérique, avec Alain, l’apiculteur qui siège aussi comme conseiller municipal.

« On ne compte plus les heures », me glisse Dave entre la botte de kale et le bouquet de basilic. « Les gens du village voulaient une enseigne commercial­e et un point de rencontre. Il n’y avait pas d’agriculteu­rs dans le coin. Nous avons acheté l’an passé. On se rend des services avec Geneviève et Benoit, à Bonsecours. Ils nous ont aidés à démarrer. Nous n’avions aucune expérience. »

Comme cela se fait au Vermont, la ferme VG offre un comptoir libre-service où les voisins passent chercher des oeufs et des légumes frais, laissent l’argent dans la boîte et repartent. « Nous, on est au champ, on n’a pas le temps. C’est un lien de confiance, on ne s’est jamais fait voler. »

Ils sont jeunes, mais pas si fous. S’ils sont nombreux ? Juste assez pour essaimer.

Il pousse plus de choses dans un jardin qu’on en a semé PROVERBE SERBO-CROATE

Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY

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DANIELLE POITRAS La maraîchère Geneviève Simon-Potvin fait du jardinage intensif pour financer une forêt nourricièr­e à Bonsecours, un projet à long terme.
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