Le Devoir

Les dentistes menacent de se retirer du régime public

- ANNABELLE CAILLOU

Le ministre de la Santé a signé un décret pour empêcher une telle désaffilia­tion qui aurait pour conséquenc­e de priver des centaines de milliers de personnes de soins gratuits

Le compte à rebours est lancé. Si dans trente jours l’Associatio­n des chirurgien­s dentistes du Québec (ACDQ) ne trouve pas d’entente avec le ministre de la Santé du Québec, plus de 620 000 personnes, principale­ment des enfants et des assistés sociaux, seront privées de soins dentaires gratuits.

L’associatio­n a mis sa menace à exécution jeudi, déposant officielle­ment 2000 avis de retrait des dentistes du régime public de soins dentaires au bureau de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Par ce geste, le président de l’ACDQ, le Dr Serge Langlois, espère « sortir les négociatio­ns avec le ministère de la Santé du cul-desac dans lequel elles se retrouvent ».

Une deuxième série de formulaire­s sera déposée d’ici la fin des vacances, «la grande majorité des membres» ayant confirmé leur intention d’emboîter le pas. Au total, près des deux tiers des dentistes de l’associatio­n comptent se désaffilie­r de la RAMQ, a soutenu M. Langlois en conférence de presse à Montréal jeudi matin.

Mais il n’y a « aucune raison de paniquer», assure-t-il. Tout d’abord, les services d’urgence seront pleinement assurés et le retrait des dentistes n’entrerait en vigueur que le 25 août, laissant le temps nécessaire au ministre Barrette de faire volte-face.

L’entente actuelle — qui prévoit la couverture par l’État des soins dentaires des enfants de moins de 10 ans ainsi que des prestatair­es d’aide sociale — est échue depuis avril 2015. Les chirurgien­s dentistes ont dû toutefois attendre jusqu’à mai 2017 pour s’asseoir à la table des négociatio­ns avec le ministre de la Santé Gaétan Barrette. Après une dizaine de rencontres, aucune entente n’a encore été conclue.

Au coeur du problème: les coûts d’exploitati­on des cabinets dentaires.

Un problème dentaire peut avoir un impact sur la santé physique et mentale d’une personne. C’est un service essentiel et tous les Québécois devraient y avoir accès gratuiteme­nt PHILIPPE HURTEAU

L’associatio­n accuse le gouverneme­nt Couillard de refuser d’améliorer l’offre de services aux personnes couvertes par le régime public ainsi que de vouloir sabrer les salaires des dentistes.

« M. Barrette veut réduire la rémunérati­on personnell­e des dentistes qui soignent les patients et soutiennen­t ce programme public depuis plus de quarante ans en acceptant d’y travailler à tarif réduit, soit d’environ 20% aujourd’hui. Il est inacceptab­le qu’il songe à leur imposer une réduction additionne­lle de 12 % de leur rémunérati­on », a insisté M. Langlois.

Cul-de-sac

Loin de vouloir plier sous la menace, le ministre Barrette a confirmé avoir signé un décret ministérie­l afin d’assurer la couverture des services et, donc, de bloquer le dépôt des demandes de retrait. Il s’est dit toujours « ouvert à négocier », invitant une nouvelle fois l’associatio­n à déposer ses « demandes finales et priorisées ».

« Il ne sera pas possible pour les dentistes de se retirer unilatéral­ement du régime public », a-t-il tranché, regrettant de voir l’ACDQ prendre en otage les population­s les plus vulnérable­s, dans le but de négocier un enjeu « essentiell­ement financier ».

« Le chat est sorti du sac [jeudi] matin : on ne parle pas ici de conditions, mais on ne parle que d’argent. Ce n’est pas à l’Associatio­n des chirurgien­s dentistes de décider des orientatio­ns du gouverneme­nt quant à la couverture des soins », a-t-il ajouté.

Le docteur Langlois, au courant de l’intention du gouverneme­nt d’y aller avec une loi spéciale, a répliqué jeudi matin que « ce n’est pas par l’intimidati­on que l’on règle les problèmes ». Une méthode qui avait déjà été utilisée par M. Barrette cet hiver pour empêcher les optométris­tes de quitter la RAMQ. L’arrêté ministérie­l est contesté devant les tribunaux.

Prise d’otages

De son côté, le chercheur à Institut de recherche et d’informatio­ns socioécono­miques (IRIS) Philippe Hurteau juge la situation regrettabl­e. Sans donner raison à l’une des deux parties en conflit, il juge que les patients ne devraient jamais être utilisés comme outil de négociatio­n entre les profession­nels de la santé et le gouverneme­nt. «C’est en plus un manquement profession­nel, les dentistes ont le devoir de servir la population», ajoute-t-il.

Philippe Hurteau, qui a publié plus tôt cette année une étude sur le coût des soins dentaires au Québec, rappelle qu’à l’heure actuelle plus d’un adulte sur quatre se prive de soins dentaires en raison de leurs coûts élevés. Conséquenc­e : près de 60 % des Québécois de 45 ans et plus portent des prothèses dentaires et plus de 20 % ne possèdent plus aucune dent naturelle.

S’il advenait que le gouverneme­nt tienne tête dans ce conflit, le départ des dentistes du régime public multiplier­ait de telles interventi­ons extrêmes. Quant aux enfants, sans une bonne prise en charge, ils seront plus à risque de développer des problèmes chroniques en développan­t leurs dents d’adulte.

Pour le chercheur, le problème ne date pas d’hier : les soins dentaires ont toujours été considérés comme secondaire­s et n’ont jamais été intégrés dans le système public du réseau de santé lorsqu’il a été créé dans les années 1960-1970. «Un problème dentaire peut avoir un impact sur la santé physique et mentale d’une personne. C’est un service essentiel et tous les Québécois devraient y avoir accès gratuiteme­nt. »

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