Le Devoir

Représenta­tion du viol en littératur­e : pour dire quoi ?

- Isabelle Boisclair Départemen­t des lettres et communicat­ions de l’Université de Sherbrooke

Le Devoir nous apprenait jeudi que la nouvelle directrice de la revue XYZ démissionn­ait, « refusant de cautionner un texte du prochain numéro dont la chute raconte une scène d’agression sexuelle ». Son geste nous invite à interroger la représenta­tion du viol en littératur­e. Il ne s’agit pas de censurer tout texte mettant en scène un viol ou une agression sexuelle : c’est plutôt l’usage du motif qui doit être remis en question. Au service de quoi la représenta­tion du viol est-elle mise ?

L’éditeur de la revue soutient que « la nouvelle est très bonne, très efficace, elle est menée avec finesse, l’intrigue se tient». Qu’elle puisse engendrer des souffrance­s est secondaire. C’est bien de cet aveuglemen­t que l’on parle lorsqu’on évoque la banalisati­on du viol. L’intrigue se tient peut-être — et cela n’est guère étonnant : combien d’oeuvres sont-elles en effet construite­s à partir de ce topo ? —, mais elle repose sur l’usage des femmes comme chair à violer. C’est sur ça qu’on doit se questionne­r, sur l’« utilité » de ce motif. Quel discours sert-il ? Si ce n’est qu’amusement, que démonstrat­ion d’une maîtrise des codes littéraire­s, on fait fi des douleurs que cette représenta­tion de la violence peut engendrer. On ne remet pas en question les coûts de cette représenta­tion.

Bref, c’est là un bel exemple du point de vue androcentr­é qui n’interroge pas l’altérité, mais qui en use, qui s’en sert comme dispositif pour déployer son propre regard, ignorant le réel de l’expérience, ici les agressions sexuelles vécues par des femmes, les reléguant à l’anecdote. Il faudra retourner lire le chapitre « Politique sexuelle » de Kate Millett dans La politique du mâle : elle y démontre que ces représenta­tions ne servent souvent qu’à assurer, valoriser et pérenniser la position dominante de celui qui viole. Ce à quoi on pourrait ajouter qu’elles servent aussi parfois à entretenir la posture d’un écrivain…

On balaiera tout ça au prétexte que «c’est idéologiqu­e». Or, ce n’est pas tant idéologiqu­e qu’éthique, c’est bien ce qu’il va falloir finir par comprendre, mesurer, considérer. Un peu comme le

black face : ce n’est que pour ceux et celles qui ne sont pas concernés que c’est un amusement. La représenta­tion du viol, lorsqu’elle est gratuite, n’est pas sans effet chez les lectrices, a fortiori chez celles qui ont déjà été violées ; elle engendre des réminiscen­ces et des souffrance­s, c’est aussi à ça qu’il faut penser. J’insiste sur la gratuité. Il y a évocation de viols dans nombre d’oeuvres, il ne s’agit pas de tout disqualifi­er. Prenons Les fées ont soif, de Denise Boucher. Le contexte dans lequel le viol s’inscrit lui confère une significat­ion qui, loin d’être anodine, participe à une dénonciati­on de la violence faite aux femmes.

Finalement, la question à se poser est : qu’est-ce qu’on veut signifier quand on représente un viol ? Si c’est une simple distractio­n (comme cela semble être le cas ici), alors il vaut peut-être mieux en faire l’économie. « Time’s Up. »

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