Le Devoir

Le « jet à Lesage » dans le ciel de la Révolution tranquille

- DAVE NOËL MARCO BÉLAIR-CIRINO

Aucun avion n’a autant frappé l’imaginaire que le « jet à Lesage »

Du salon Bleu au « jet à Lesage », en passant par le 12e étage du siège social d’Hydro-Québec à Montréal, Le Devoir a survolé quelques-uns des lieux de pouvoir où le Québec moderne s’est construit. Troisième de quatre textes.

À L’ASSEMBLÉE NATIONALE LE DEVOIR

En 1964, au coeur d’une décennie marquée par la course à la Lune, l’équipe du tonnerre de Jean Lesage acquiert un « réacté » DH-125. Filant à 740 km à l’heure, le « jet à Lesage » est, durant un quart de siècle, le modeste équivalent québécois de l’Air Force

One américain.

« Les rois nègres, en Afrique, ont des Cadillac et notre premier ministre, un avion à jet », s’indigne le chef de l’Union nationale, Daniel Johnson, en mai 1965. Le bimoteur du constructe­ur aéronautiq­ue britanniqu­e de Havilland, qui a été acquis pour 775 000 $, constitue la solution la plus économique, se défend Jean Lesage en chambre, tout en voltigeant pour esquiver les frappes de l’opposition.

Le « petit jet » peut accueillir jusqu’à sept passagers, deux pilotes et un « steward ». En plus des membres du gouverneme­nt, il doit servir au transport des prisonnier­s et des malades. «Le temps d’un premier ministre est un temps précieux. J’ai souvent affaire à Montréal, et cela pour le plus grand bien de la province », rappelle Lesage avant de quitter abruptemen­t le salon alors vert. « C’est pour ça qu’il a acheté un jet… pour se sauver plus vite ! » lance le député unioniste Paul-Émile Allard.

Les « play-boys » et les dirigeants des grandes entreprise­s peuvent avoir des avions personnels, mais pas le premier ministre, insiste Daniel Johnson, accusant ses adversaire­s libéraux de s’être procuré, à grands frais, quelque chose de « flashy »: «Il y a la politique de grandeur qu’on veut remplacer par une politique de hauteur. » Johnson tente dès lors d’accoler un surnom au DH125, soit Jean 1er.

Turbulence­s

Le vol inaugural se déroule en novembre 1965. En 22 minutes, le bimoteur franchit les 250 kilomètres qui séparent les aéroports de Dorval et de L’Ancienne-Lorette — devenus respective­ment Pierre-Elliott-Trudeau et JeanLesage. Sur le tarmac, les journalist­es assistent à la descente de l’appareil gris et blanc traversé d’une large bande horizontal­e bleu cobalt. Les armoiries du Québec sont peintes sous le cockpit, tandis que l’on peut lire l’inscriptio­n «Transports et Communicat­ions du Québec » au-dessus des hublots. « Son intérieur est tapissé de tentures ornées d’un motif comprenant des feuilles Jet-set 67 d’érable et le mot Québec pour souligner son appartenan­ce canadienne et québécoise en même temps », décrit le quotidien Le Soleil. «Son ameublemen­t a été conçu en fonction des besoins des hauts fonctionna­ires de la province qui pourront travailler ou discuter pendant qu’ils voyageront. »

Les meubles consistent en une table et e trois fauteuils à tribord, et une table, deux fauteuils et un divan à bâbord, le tout de couleur orange, y compris les rideaux.

Le pilote de ligne Paul Gagnon se souvient bien de la controvers­e entourant l’acquisitio­n du « jet à Lesage», qu’il est allé chercher lui-même en Angleterre en 1964. Ironiqueme­nt, Jean Lesage n’est monté à bord qu’une dizaine de fois, ce qui a été suffisant pour y associer son patronyme. « M. Lesage avait été dans l’armée comme major, donc il connaissai­t bien la géographie. Il venait souvent dans le cockpit pour discuter avec nous autres. Il s’intéressai­t beaucoup au fonctionne­ment des avions », précise M. Gagnon dans un entretien avec Le Devoir. Au lendemain de sa victoire électorale de 1966, Daniel Johnson «hérite de l’avion» qu’il avait pourfendu. Par principe, il refuse de monter à bord, préférant voyager dans le vieux DC-3 du gouverneme­nt, même si celui-ci est trois fois moins rapide. Le pilote Paul Gagnon tente de lui faire entendre raison. Il vole à basse altitude, où les secousses sont plus fortes, et demande même à son mécanicien de retirer une roue du DC-3 avant le décollage pour forcer le premier ministre à monter à bord du jet. «C’est ça, le jet ? » demande M. Johnson en balayant du regard le DH-125.

Les membres de l’Union nationale adoptent finalement le DH-125. Les unionistes le réquisitio­nnent pendant 2321 heures, comparativ­ement à 157 pour les libéraux de M. Lesage. À lui seul, le ministre Marcel Masse l’utilise 147 fois en trois ans, suivi de près par Daniel Johnson (119 vols).

Les moteurs du DH-125 tournent sans relâche au cours de l’Exposition universell­e de 1967, à Montréal, pendant laquelle le petit appareil est utilisé pour transporte­r des dignitaire­s. Le prince Albert de Belgique et la princesse Paola — la « plus belle femme du monde », selon les magazines people de l’époque — profitent de l’avion pour rendre visite aux phoques du Grand Nord québécois. Ceux-ci leur feront toutefois faux bond. Le fils cadet du premier ministre, Pierre-Marc Johnson, qui est employé au protocole, les accompagne jusqu’à Fort Chimo (Kuujjuaq).

Un lieu de travail

Le jet est avant tout un lieu de travail. «Ça arrivait avec des tas de documents. Ils s’assoyaient là et ils ne bougeaient pas du vol. Ils signaient des documents », souligne Paul Gagnon. Les premiers ministres n’ont pas tous la même ponctualit­é : « M. Lesage était à la minute près. M. Johnson arrivait à temps à l’aéroport, mais là, il pouvait jaser avec tous les mécanicien­s et les pilotes avant de prendre l’avion. Mais à part de ça, il était à l’heure, contrairem­ent à René Lévesque. Lui n’était jamais à l’heure. »

Claude Morin vole lui aussi dans le célèbre avion à réaction à titre de sous-ministre des Affaires intergouve­rnementale­s sous Lesage, Johnson, Bertrand et Bourassa. Il y retourne comme ministre dans le gouverneme­nt de René Lévesque. En 1979, il emprunte d’ailleurs l’appareil pendant une semaine pour inaugurer la délégation du Québec au Venezuela. « [M. Lévesque] a eu besoin de l’avion un moment donné puis ils lui ont apporté l’ancien avion [un DC3]. Il a dit : “Qu’est-ce que c’est ça ?” En revenant, il a fait la blague : “La prochaine fois que vous vous emparerez de la flotte aérienne québécoise, vous me le direz.” »

Dernier tour de piste

Le « jet à Lesage » effectue son dernier vol le 18 février 1990 en transporta­nt le ministre des Finances Gérard D. Lévesque, entre la baie des Chaleurs et Montréal. Après 25 ans, 25 280 missions apparaisse­nt au compteur. Le vénérable appareil est vendu à une compagnie américaine, puis démonté en mai 1995. «On a fait beaucoup d’urgences médicales aussi, d’évacuation­s médicales », précise le dernier pilote de l’appareil, Jean-Paul Demers, dans un documentai­re réalisé en 1990 par le ministère des Transports. « Ça nous fait quelque chose, parce que, quand on pensait service aérien, on pensait le DH-125. C’est l’avion qui a marqué le plus, je pense, le développem­ent du service aérien pour le transport des passagers. »

Deux Fairchild F-27, acquis par Québec au début des années 1970, complètent la flotte fleurdelis­ée. En février 1995, l’un d’eux effectue un atterrissa­ge d’urgence à Québec en raison d’un train d’atterrissa­ge capricieux. Le premier ministre Jacques Parizeau figure parmi les passagers. L’appareil effectue des boucles audessus de la capitale afin de vider les réservoirs de kérosène, puis atterrit sans anicroche. La vie du chef de l’État québécois a-t-elle été compromise à l’aube du référendum sur l’indépendan­ce du Québec ? « Non, assure Paul Gagnon au Devoir. Parce que même si on était forcés d’atterrir sans train d’atterrissa­ge, il n’y a pas grand danger. » Le F-27 subit une autre avarie quatre ans plus tard. Un moteur tombe en panne après avoir déposé Lucien Bouchard à Montréal. L’incident permet de débloquer le budget nécessaire pour l’acquisitio­n d’un Challenger d’occasion, de Bombardier, au coût de 15 millions de dollars américains.

L’appareil immatricul­é C-GQBQ est lui aussi la cible des critiques de l’opposition. « La denrée la plus rare que j’ai, moi, c’est mon temps », clame le premier ministre Jean Charest en 2011. Autre temps, autres moeurs, l’opposition adéquiste dénonce alors la pollution atmosphéri­que dégagée par l’avion de l’exécutif. « Comment peutil d’un côté prétendre être le champion de l’environnem­ent et d’un autre côté polluer joyeusemen­t lorsqu’il prend le Challenger ? » lui lance Gérard Deltell. C’est à bord du Challenger que Jean Charest regagne Québec au lendemain de sa défaite électorale du 4 septembre 2012. L’appareil est transformé en avion-hôpital l’année suivante. Depuis, le chef du gouverneme­nt québécois nolise des avions ou des hélicoptèr­es privés.

Le Québec devrait-il se doter à nouveau d’un jet ? «Moi, je trouve que c’est plus pertinent que jamais », répond l’ancien pilote Paul Gagnon, pointant des considérat­ions de sécurité. « M. Lesage, c’est arrivé qu’il ait pris un avion d’Air Canada. Dans l’aérogare, les gens l’accostent. Dans l’avion, les gens veulent lui parler. Même s’il n’y avait pas le problème de sécurité, cet homme-là ne peut pas voyager en public. »

Le « jet à Lesage » effectue son dernier vol le 18 février 1990 en transporta­nt le ministre des Finances Gérard D. Lévesque, entre la baie des Chaleurs et Montréal

[Daniel Jonhson] était à l’heure, contrairem­ent à René Lévesque. Lui n’était jamais à l’heure. PAUL GAGNON

 ?? MINISTÈRE DES TRANSPORTS DU QUÉBEC ?? Filant à 740 km/h, le « jet à Lesage » est, durant un quart de siècle, le modeste équivalent québécois du Air Force One américain.
MINISTÈRE DES TRANSPORTS DU QUÉBEC Filant à 740 km/h, le « jet à Lesage » est, durant un quart de siècle, le modeste équivalent québécois du Air Force One américain.
 ?? COLLECTION PAUL GAGNON ?? Le « petit » acquis en 1964 peut accueillir jusqu’à sept passagers, deux pilotes et un « steward ». En plus des membres du gouverneme­nt, il doit servir au transport des prisonnier­s et des malades.
COLLECTION PAUL GAGNON Le « petit » acquis en 1964 peut accueillir jusqu’à sept passagers, deux pilotes et un « steward ». En plus des membres du gouverneme­nt, il doit servir au transport des prisonnier­s et des malades.

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