Faire barrage
L’Asie s’industrialisant et s’urbanisant à un train d’enfer, l’effondrement dans le pauvre et petit Laos d’un barrage hydroélectrique en construction sur le Mékong éclaire crûment et cruellement les méfaits du modèle de croissance néolibéral. Le territoire du Laos contenant l’essentiel du bassin de ce grand fleuve, la dictature opaque et néocommuniste qui y tient lieu de gouvernement cultive depuis les années 1990 le projet d’exploiter cet immense potentiel hydroélectrique à de strictes fins d’exportation, de manière à faire du pays la « pile de l’Asie du Sud-Est ». En foi de quoi, les milliards se sont mis à pleuvoir en investissements étrangers — chinois surtout, mais également sud-coréens et thaïlandais — et les barrages à pousser comme des champignons. Celui qui s’est effondré lundi dernier — le Xe-Pian Xe-Namnoy —, détruisant des dizaines de villages, n’est que l’un de quelque 50 barrages en construction, dont une dizaine est maintenant en activité.
La façon dont le Mékong est harnaché tient de la négligence criminelle — ou, ce qui n’est pas moins grave, de l’aveuglement volontaire.
Dans le cas précis du Xe-Pian Xe-Namnoy, le barrage aurait cédé sous la pression d’une mousson particulièrement forte. Auquel cas, il dépasse l’entendement que les ingénieurs n’aient pas mieux mesuré les risques de rupture dans un contexte où il est scientifiquement établi que le réchauffement climatique va forcément augmenter la fréquence d’événements extrêmes.
Ensuite, les dégâts pour l’environnement causés par la construction immodérée de barrages, de réservoirs et de centrales électriques ont été bien documentés : dégradation des écosystèmes fluviaux, diminution de la diversité et de la quantité de poissons, et, donc, de la productivité des pêcheries du Mékong, définies dans une importante étude de cas française publiée en 2013 comme les plus importantes en eau douce du monde.
De fait, près de 60 millions de personnes au Laos, en Thaïlande, au Cambodge et au Vietnam dépendent pour leur alimentation et leur gagne-pain de l’écosystème du Mékong. Sont-ils consultés ? Bien sûr que non. Pour les Laotiens du monde rural qui subissent les bouleversements induits par cette grande entreprise de modernisation hydroélectrique, il s’agit au reste d’un chambardement dont ils ne profiteront même pas. Dans le cas du XePian Xe-Namnoy, seulement 10 % de l’électricité produite allait être redistribuée localement…
Une situation qui soulève des questions face auxquelles on se sent forcément désarmé : comment faire barrage au rouleau compresseur de la dite modernité ?