Le Devoir

« Adoptions forcées » : le besoin d’un soutien réel

L’appellatio­n retenue par le Sénat dans le rapport Honte à nous demande une discussion

- Louise Bienvenue Professeur­e d’histoire à l’Université de Sherbrooke

C’est à double titre que je m’intéresse à la récente demande du Sénat canadien pour des excuses officielle­s du gouverneme­nt fédéral aux mères et aux enfants « victimes des pratiques en matière d’adoption forcée pendant les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale». En tant qu’historienn­e, mais aussi en tant qu’enfant adoptée en 1969, je suis évidemment sensible à la réalité des mères célibatair­es de l’époque et à celle des enfants adoptés, souvent privés de la connaissan­ce de leurs origines.

C’est donc avec intérêt que j’ai lu le rapport Honte à nous, récemment mis en ligne par le Sénat, ainsi que les mémoires déposés devant le comité chargé d’étudier ce dossier. Si je me réjouis d’un débat public sur la question, j’ai été déçue du peu de profondeur historique de l’argumentai­re déployé dans ce rapport sénatorial. À part une courte citation de l’historienn­e Veronica StrongBoag, le document ne convoque aucune étude produite par un ou une spécialist­e de l’adoption (historien ou historienn­e, anthropolo­gue ou sociologue) dans cette prise de position qui fait pourtant le procès de notre passé commun. La base empirique sur laquelle semble s’appuyer le comité se résume à une poignée de témoignage­s — certes importants et touchants — ainsi qu’à cinq courts mémoires. Il existe pourtant de solides travaux sur cette question.

Dans ce rapport, le rôle du gouverneme­nt fédéral est pointé du doigt. Or, son implicatio­n en matière d’adoption est tardive et indirecte, par un Régime d’assistance publique mis en place dans la seconde moitié des années 1960. C’est au niveau provincial qu’étaient mises en place les politiques d’adoption et, de manière générale, les politiques sociales touchant les population­s fragilisée­s.

Au Québec, par exemple, on pourrait blâmer beaucoup plus pertinemme­nt le caractère discrimina­nt de la Loi d’assistance aux mères nécessiteu­ses, adoptée en 1937 par le gouverneme­nt Duplessis, qui refusait pour des raisons morales de secourir les mères célibatair­es. Le statut même d’enfant illégitime, figurant dans le Code civil jusqu’en 1980, qui était accordé à ceux et celles qui naissaient hors mariage, serait aussi à rappeler à notre mémoire. Mais, pour autant, dans cette affaire, il semble court et commode de pointer du doigt l’État, voire les Églises, pour la gestion d’un «problème» qui engageait, largement, la morale et les moeurs d’une société tout entière.

Qu’en est-il, en effet, de la responsabi­lité des parents répudiant leur fille enceinte, des garçons prenant le large et n’assumant pas leur paternité, des employeurs refusant d’embaucher une mère célibatair­e ? Un débat historique et social soutenu devrait aussi soulever des enjeux comme l’absence d’éducation sexuelle et la criminalis­ation de la contracept­ion jusqu’en 1969.

L’appellatio­n « d’adoptions forcées » retenue par le Sénat demande aussi, selon moi, une discussion. Si le régime de vie des maternités fut assurément sévère, si les pressions sociales furent lourdes sur les épaules des «fillesmère­s », des règles officielle­s pour formuler un consenteme­nt éclairé existaient au Canada, comme le rappelle le mémoire de l’Armée du Salut présenté au Sénat.

La question du choix

On sait que des mères célibatair­es refusaient de signer pour l’adoption de leur enfant, espérant le reprendre un jour lorsque leur situation financière se serait améliorée. Si plusieurs femmes, on s’en doute, n’eurent pas l’impression d’un véritable choix, d’autres, en fonction des possibles de l’époque, ont misé délibéréme­nt sur l’adoption comme l’option la moins dommageabl­e pour leur enfant et elles-mêmes.

Puisque cette réalité des séparation­s mère-enfant est le fruit de normes portées, naguère encore, par toute notre société, soulagera-t-on vraiment la douleur des mères biologique­s et de leurs enfants par des excuses fédérales ? Métabolise­r son passé est-il si simple ? Ces adoptions étaient conformes non seulement aux moeurs en vigueur, mais aussi à la lettre de la loi.

Des actions commémorat­ives auront peut-être quelque efficacité symbolique, mais je plaide bien davantage pour la mise en place de programmes de soutien dignes de ce nom reconnaiss­ant, plus que la récente loi 113 le fait au Québec, l’importance d’un véritable accès aux dossiers.

 ?? SÉNAT DU CANADA ?? Les sénateurs Art Eggleton (au centre) et Chantal Petitclerc (à droite) ont recueilli les témoignage­s de personnes touchées par ce dossier.
SÉNAT DU CANADA Les sénateurs Art Eggleton (au centre) et Chantal Petitclerc (à droite) ont recueilli les témoignage­s de personnes touchées par ce dossier.

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