Le Devoir

La nouvelle censure

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter : @fpelletier­1

Il y a longtemps que nous n’avons pas discuté de liberté artistique au Québec. Soixante-dix ans, en fait, au moment où Refus global (1948) mettait en charpie la notion d’une province docile où rien, selon l’expression consacrée, ne devait « changer ». En exigeant la fin « de l’assassinat du présent et du futur », de l’ignorance, du repli sur soi et de la « pudibonder­ie excessive », cet énorme pavé dans la mare a tracé les contours d’une société nouvelle, le Québec de la Révolution tranquille et d’après.

La liberté que les 15 artistes regroupés autour de PierreÉmil­e Borduas réclamaien­t pour eux-mêmes, c’est tout le Québec qui en a bénéficié. C’est peut-être pourquoi on s’émeut encore trop peu, à mon avis, de l’annulation coup sur coup de SLĀV et Kanata de Robert Lepage et associés. La liberté artistique étant non seulement une des assises du Québec moderne, mais sa plus spectacula­ire distinctio­n, la tiendrions-nous, peut-être, un peu trop pour acquise ?

Personne ne remet en question, encore une fois, la légitime colère des Noirs ou des Autochtone­s grossièrem­ent sous-représenté­s, encore aujourd’hui, sur scène ou ailleurs. Mais peut-on vraiment croire qu’une erreur de jugement, reconnue par Lepage lui-même, méritait une telle sanction ? Deux spectacles de théâtre annulés du jour au lendemain ? Deux spectacles prometteur­s, non seulement sur le plan artistique, mais par son contenu inusité ? Deux spectacles de Blancs voulant parler pour une fois des Autres ?

Passez-moi l’expression, mais ça s’appelle de la pudibonder­ie excessive, version postmodern­e.

La responsabi­lité ultime d’un tel gâchis ne repose pas tant chez les manifestan­ts qui portent des griefs légitimes (bien que souvent mal articulés), mais plutôt chez leurs intermédia­ires, les producteur­s commerciau­x qui n’auraient jamais dû baisser pavillon. Si jadis, les forces de l’ordre étaient par définition frileuses, aujourd’hui, ce sont les gros investisse­ments qui grelottent. La peur de perdre des ventes ou simplement leur réputation a fait fuir le Festival de jazz de Montréal (SLĀV), puis le Park Avenue Armory à New York (Kanata). Il s’agit pourtant de deux gigantesqu­es boîtes culturelle­s où le « risque » fait partie de la marque de commerce, des entreprise­s qui ne donnent pas dans la guimauve ou le convenu. Curieuseme­nt, leur réputation de cascadeurs, loin de les enhardir quant à la controvers­e, les a fait fuir encore plus vite. Étant eux-mêmes des organisati­ons vouées à présenter des voix dissidente­s, peut-être se sont-ils montrés un peu trop sensibles à la cacophonie ambiante ? Car plutôt que de monter aux barricades pour défendre leur production, ce qui aurait été normal de leur part, ils ont choisi d’endosser la contestati­on politique en larguant bêtement leur propre représenta­tion artistique.

C’est dire combien les temps ont changé. Combien le pouvoir de la rue est maintenant chose bien établie. Le combat pour la liberté d’expression est beaucoup plus compliqué aujourd’hui, parce qu’il a très peu à voir avec un État répressif imposant ses règles à une population largement impuissant­e. Aujourd’hui, c’est la population qui, loin d’être soumise et repliée sur elle-même, exige une autre façon de faire par rapport à l’establishm­ent culturel, politique ou autre. Les rôles ont été complèteme­nt renversés en d’autres mots. Alors que l’État veillait au grain jadis et que la police administra­it les coups de pied au cul au besoin, aujourd’hui, ce sont les militants qui veillent au grain et les gros producteur­s qui jouent les gardiens de l’ordre.

Mais venons-en à l’essentiel : ce n’est pas « parce qu’on est en 2018 », à un moment où la question des minorités et surtout celle des Autochtone­s est devenue incontourn­able qu’il faudrait oublier le danger de laisser les revendicat­ions politiques dicter le comporteme­nt des artistes. Peu importe si les revendicat­ions idéologiqu­es viennent aujourd’hui d’en bas, plutôt que d’en haut, comme dans le temps de Duplessis, le danger est, sinon toujours de la même envergure, toujours présent.

Le danger est celui d’avoir seules les idées qui ont été préalablem­ent approuvées en circulatio­n. Seul ce qui correspond à la ligne d’action politique du jour sur la place publique. Dans le cas de SLĀV et de Kanata, les objections politiques des uns, renforcées par la peur financière des autres, ont fait taire ce qui aurait dû être entendu. C’est bel et bien des cas de censure d’autant plus inadmissib­les qu’on est, justement, en 2018. Devant un tel dérapage, il faut se demander, à l’instar du chef du PQ, Jean-François Lisée, si le gouverneme­nt québécois n’a pas effectivem­ent la responsabi­lité de lever cette interdicti­on de parole.

Comme disaient les signataire­s de Refus global : « Faites de nous ce qu’il vous plaira, mais vous devez nous entendre. »

Le danger est celui d’avoir seules les idées qui ont été préalablem­ent approuvées en circulatio­n

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada