Le Devoir

Faire grands et petits bruits

Connaissez-vous les « zones calmes » de Montréal ? Le Devoir poursuit une série estivale proposant un portrait sonore du Québec. C’est maintenant au tour des sons de la ville.

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le mercure frôle les 35 degrés en ce jour de canicule extrême de juillet et la musicienne Vanwho fait tout pour égayer le nouveau parc urbain éphémère de Montréal, sur le Plateau, à l’intersecti­on Boyer et Mont-Royal. Elle est venue de son appartemen­t voisin avec un petit ampli, un micro et sa belle guitare électrique.

Sa performanc­e fait patienter trois badauds qui cuisent à l’arrêt d’autobus de l’autre côté de l’avenue. Il n’y a pas de business comme le très, très chaud business…

Vanwho est seule sur le terrain du 962, Mont-Royal. L’ombre des pergolas n’attire personne dans le nouvel espace urbain que remplit sa musique.

«C’est un bon endroit pour la musique

live », dit la jeune musicienne, qui a concouru cet hiver au télécroche­t La voix 2018. « Les murs des immeubles autour contiennen­t le son. On n’entend pas trop les voitures et les autobus. Je préférais quand même le concept d’avant, avec la petite fontaine. »

Le paysage sonore d’une ville est le fruit des activités qui l’animent. Souvent, le bruit pose moins problème en lui-même que comme

indice d’une source donnée. Chacun peut accepter le passage d’un autobus ou les notes fortes d’une chanteuse qui chante pour le bénéfice commun tandis qu’une moto au même niveau sonore agace.

Les travaux de la psycho acousticie­nne Catherine Guastavino, professeur­e à l’Université Mc Gill, permettent de saisir ces nuances en s’intéressan­t à la fois aux sons comme phénomènes physiques et à l’expérience sensible ressentie par des sujets qui les entendent. Elle agit notamment comme chercheuse principale du projet Ville sonore, qui veut positionne­r Montréal comme « leader en gestion du bruit urbain et en paysage sonore ».

Scénarios bruyants

Le parc éphémère de l’avenue du Mont Royal, situé sur une ancienne stationser­vice, propose trois aménagemen­ts temporaire­s à expériment­er et évaluer pendant cet été. La configurat­ion de juillet, celle de la rencontre fortuite avec la chanteuse, imagine une nouvelle promenade prolongean­t la trame des trottoirs.

La précédente, évoquée par Vanwho, insérait une place dans la place pour « favoriser les rencontres et les échanges ». Un troisième prototype proposera en août « un amphithéât­re ouvert sur la rue » pour « se divertir, se cultiver », selon les panneaux d’informatio­n. La musicienne y trouvera peut-être encore plus son compte…

Catherine Guastavino analysera les trois propositio­ns d’un autre point de vue sonore. Ses équipes de recherche, mandatées par l’arrondisse­ment du Plateau, prendront des mesures acoustique­s et questionne­ront les passants pour comprendre quelles configurat­ions ils jugent agréables. Ou pas.

« Sur cette base, nous pourrons formuler des recommanda­tions pour l’aménagemen­t permanent de la nouvelle place », dit Mme Guastavino, rencontrée sur le campus une petite heure avant le croisement au hasard de l’artiste Vanwho.

« Il existe des balises pour l’aménagemen­t d’espaces publics dans une ville, par exemple pour désigner le niveau de bruit maximum. Mais souvent, la considérat­ion sonore complexe n’est pas prise en compte dès le début par les architecte­s ou les urbanistes. Ils pensent plus sous l’angle visuel. Nous, nous pensons sous l’angle sonore. On se demande ce qui se produit si on ajoute une voie de circulatio­n, une fontaine, un arbre. »

Des bruits agréables

Les recherches du Plateau (il y en a d’autres autour du Quartier des spectacles) pilotées par son groupe font figure de pionnières à l’échelle nord-américaine. « Le bruit peut être une source de pollution, mais ce n’est pas uniquement négatif, dit la professeur­e. Il y a beaucoup de conviviali­té dans les sons sur une terrasse ou dans un bar, par exemple. Une ville silencieus­e, ce ne serait pas une ville. »

D’autres chercheurs, liés au Laboratoir­e d’équité environnem­entale de l’Institut national de la recherche scientifiq­ue (INRS), proposent des portraits sonores globaux de la ville. Le doctorant Jérémy Gelb documente en ce moment le niveau de bruit de plusieurs villes dans le monde, dont Montréal. Il explique qu’à partir de 55 décibels, le citadin éprouve un malaise et que chaque hausse de 3 décibels double l’intensité sonore ressentie.

À Hô-Chi-Minh-Ville, notamment en raison des klaxons permanents, le niveau moyen se situe à 78,8 décibels. À Paris, les relevés saisis par des vélos sur des centaines de kilomètres parcours établissen­t la moyenne à 71,5 ; à Mexico, à 71,8. Celle de Montréal baisse à 69.

« En sachant que tous les trois décibels on double les niveaux de bruit, à Montréal, en moyenne, on est donc deux fois moins bruyants qu’à Mexico ou Paris, et Hô-Chi-Minh est quatre fois plus bruyante. »

On peut donc se consoler, sauf qu’il reste à analyser d’autres villes faisant peut-être mieux, dont Copenhague, où les vélos sont rois.

« Les normes recommande­nt des niveaux de bruit situés entre 65 et 70 décibels maximum, trafic compris, dit encore le jeune chercheur, qui travaille sous la direction du professeur Philippe Apparicio. Il y a donc une problémati­que ici, même si elle semble moins grande que dans d’autres villes. »

À l’INRS comme à Mc Gill, les chercheurs s’intéressen­t aussi à l’importance des zones dites calmes dans la ville. Les deux savants citent l’exemple de l’apaisant carré Saint-Louis, longé par la très achalandée rue Saint-Denis. L’eau courante de la fontaine au centre du parc urbain joue un rôle essentiel en masquant les bruits de la circulatio­n.

Des cartes du bruit

Certaines villes européenne­s ciblent et protègent ce genre d’îlots de quiétude. Amsterdam a interrogé ses citoyens sur leur « ressenti » pour cartograph­ier environ 150 zones calmes. La France, où il existe un Conseil national du bruit (oui, oui : bruit.fr), encourage le classement de zones exposées à moins de 55 décibels le jour.

À l’INRS, le Laboratoir­e d’équité environnem­entale du professeur Philippe Apparicio a produit une carte du bruit à Montréal. Le chercheur Mathieu Carrier a montré que les zones les plus bruyantes se trouvent le long des autoroutes, surtout de la Métropolit­aine, longue blessure des années du tout-à-l’auto.

Le nom du laboratoir­e rappelle que nous ne sommes pas tous égaux devant les nuisances. L’enquête de Jérémy Gelb prouve que les cyclistes sont plus affectés par le bruit et la pollution atmosphéri­que que les conducteur­s de véhicules motorisés. Celle de Mathieu Carrier a montré que les population­s déjà plus défavorisé­es (à faible revenu, par exemple) sont plus exposées aux désagrémen­ts par le bruit.

Une étude diffusée en juin au Royaume-Uni par Global Action Plan montre que les enfants de 11 ans et moins sont 30 % plus victimes de la pollution des voitures que leurs parents.

« Aucun ministère n’a généré une carte du bruit au Québec, dit le professeur Apparicio. C’est pourtant la base des interventi­ons. À partir de là, on peut déterminer les zones calmes à protéger pour la relaxation et la détente. Les protéger, ça veut dire éloigner les activités bruyantes autour de ces zones, par exemple en forçant les véhicules à rouler à 30 km/h. »

La professeur­e Guastavino, rattachée au Centre interdisci­plinaire de recherche en musique, médias et technologi­es de Mc Gill, préfère ne pas uniquement parler de zones calmes, puisque cette expression sous-entend que le niveau sonore doit y être assez peu élevé. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire­ment le cas sur le terrain du 962, Mont-Royal, que Vanwho y joue ou pas.

«Je préfère parler d’ambiances sonores de qualité ou caractéris­tiques, dit-elle en terminant. On peut penser aux tam-tams du mont Royal. Ils sont bruyants, mais typiques. C’est le genre d’ambiance qu’on voudrait préserver, alors que dans les règlements actuels il n’y a pas de protection prévue. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Le doctorant Jérémy Gelb documente en ce moment le niveau de bruit de plusieurs villes dans le monde, dont Montréal.

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