Faire grands et petits bruits
Connaissez-vous les « zones calmes » de Montréal ? Le Devoir poursuit une série estivale proposant un portrait sonore du Québec. C’est maintenant au tour des sons de la ville.
Le mercure frôle les 35 degrés en ce jour de canicule extrême de juillet et la musicienne Vanwho fait tout pour égayer le nouveau parc urbain éphémère de Montréal, sur le Plateau, à l’intersection Boyer et Mont-Royal. Elle est venue de son appartement voisin avec un petit ampli, un micro et sa belle guitare électrique.
Sa performance fait patienter trois badauds qui cuisent à l’arrêt d’autobus de l’autre côté de l’avenue. Il n’y a pas de business comme le très, très chaud business…
Vanwho est seule sur le terrain du 962, Mont-Royal. L’ombre des pergolas n’attire personne dans le nouvel espace urbain que remplit sa musique.
«C’est un bon endroit pour la musique
live », dit la jeune musicienne, qui a concouru cet hiver au télécrochet La voix 2018. « Les murs des immeubles autour contiennent le son. On n’entend pas trop les voitures et les autobus. Je préférais quand même le concept d’avant, avec la petite fontaine. »
Le paysage sonore d’une ville est le fruit des activités qui l’animent. Souvent, le bruit pose moins problème en lui-même que comme
indice d’une source donnée. Chacun peut accepter le passage d’un autobus ou les notes fortes d’une chanteuse qui chante pour le bénéfice commun tandis qu’une moto au même niveau sonore agace.
Les travaux de la psycho acousticienne Catherine Guastavino, professeure à l’Université Mc Gill, permettent de saisir ces nuances en s’intéressant à la fois aux sons comme phénomènes physiques et à l’expérience sensible ressentie par des sujets qui les entendent. Elle agit notamment comme chercheuse principale du projet Ville sonore, qui veut positionner Montréal comme « leader en gestion du bruit urbain et en paysage sonore ».
Scénarios bruyants
Le parc éphémère de l’avenue du Mont Royal, situé sur une ancienne stationservice, propose trois aménagements temporaires à expérimenter et évaluer pendant cet été. La configuration de juillet, celle de la rencontre fortuite avec la chanteuse, imagine une nouvelle promenade prolongeant la trame des trottoirs.
La précédente, évoquée par Vanwho, insérait une place dans la place pour « favoriser les rencontres et les échanges ». Un troisième prototype proposera en août « un amphithéâtre ouvert sur la rue » pour « se divertir, se cultiver », selon les panneaux d’information. La musicienne y trouvera peut-être encore plus son compte…
Catherine Guastavino analysera les trois propositions d’un autre point de vue sonore. Ses équipes de recherche, mandatées par l’arrondissement du Plateau, prendront des mesures acoustiques et questionneront les passants pour comprendre quelles configurations ils jugent agréables. Ou pas.
« Sur cette base, nous pourrons formuler des recommandations pour l’aménagement permanent de la nouvelle place », dit Mme Guastavino, rencontrée sur le campus une petite heure avant le croisement au hasard de l’artiste Vanwho.
« Il existe des balises pour l’aménagement d’espaces publics dans une ville, par exemple pour désigner le niveau de bruit maximum. Mais souvent, la considération sonore complexe n’est pas prise en compte dès le début par les architectes ou les urbanistes. Ils pensent plus sous l’angle visuel. Nous, nous pensons sous l’angle sonore. On se demande ce qui se produit si on ajoute une voie de circulation, une fontaine, un arbre. »
Des bruits agréables
Les recherches du Plateau (il y en a d’autres autour du Quartier des spectacles) pilotées par son groupe font figure de pionnières à l’échelle nord-américaine. « Le bruit peut être une source de pollution, mais ce n’est pas uniquement négatif, dit la professeure. Il y a beaucoup de convivialité dans les sons sur une terrasse ou dans un bar, par exemple. Une ville silencieuse, ce ne serait pas une ville. »
D’autres chercheurs, liés au Laboratoire d’équité environnementale de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), proposent des portraits sonores globaux de la ville. Le doctorant Jérémy Gelb documente en ce moment le niveau de bruit de plusieurs villes dans le monde, dont Montréal. Il explique qu’à partir de 55 décibels, le citadin éprouve un malaise et que chaque hausse de 3 décibels double l’intensité sonore ressentie.
À Hô-Chi-Minh-Ville, notamment en raison des klaxons permanents, le niveau moyen se situe à 78,8 décibels. À Paris, les relevés saisis par des vélos sur des centaines de kilomètres parcours établissent la moyenne à 71,5 ; à Mexico, à 71,8. Celle de Montréal baisse à 69.
« En sachant que tous les trois décibels on double les niveaux de bruit, à Montréal, en moyenne, on est donc deux fois moins bruyants qu’à Mexico ou Paris, et Hô-Chi-Minh est quatre fois plus bruyante. »
On peut donc se consoler, sauf qu’il reste à analyser d’autres villes faisant peut-être mieux, dont Copenhague, où les vélos sont rois.
« Les normes recommandent des niveaux de bruit situés entre 65 et 70 décibels maximum, trafic compris, dit encore le jeune chercheur, qui travaille sous la direction du professeur Philippe Apparicio. Il y a donc une problématique ici, même si elle semble moins grande que dans d’autres villes. »
À l’INRS comme à Mc Gill, les chercheurs s’intéressent aussi à l’importance des zones dites calmes dans la ville. Les deux savants citent l’exemple de l’apaisant carré Saint-Louis, longé par la très achalandée rue Saint-Denis. L’eau courante de la fontaine au centre du parc urbain joue un rôle essentiel en masquant les bruits de la circulation.
Des cartes du bruit
Certaines villes européennes ciblent et protègent ce genre d’îlots de quiétude. Amsterdam a interrogé ses citoyens sur leur « ressenti » pour cartographier environ 150 zones calmes. La France, où il existe un Conseil national du bruit (oui, oui : bruit.fr), encourage le classement de zones exposées à moins de 55 décibels le jour.
À l’INRS, le Laboratoire d’équité environnementale du professeur Philippe Apparicio a produit une carte du bruit à Montréal. Le chercheur Mathieu Carrier a montré que les zones les plus bruyantes se trouvent le long des autoroutes, surtout de la Métropolitaine, longue blessure des années du tout-à-l’auto.
Le nom du laboratoire rappelle que nous ne sommes pas tous égaux devant les nuisances. L’enquête de Jérémy Gelb prouve que les cyclistes sont plus affectés par le bruit et la pollution atmosphérique que les conducteurs de véhicules motorisés. Celle de Mathieu Carrier a montré que les populations déjà plus défavorisées (à faible revenu, par exemple) sont plus exposées aux désagréments par le bruit.
Une étude diffusée en juin au Royaume-Uni par Global Action Plan montre que les enfants de 11 ans et moins sont 30 % plus victimes de la pollution des voitures que leurs parents.
« Aucun ministère n’a généré une carte du bruit au Québec, dit le professeur Apparicio. C’est pourtant la base des interventions. À partir de là, on peut déterminer les zones calmes à protéger pour la relaxation et la détente. Les protéger, ça veut dire éloigner les activités bruyantes autour de ces zones, par exemple en forçant les véhicules à rouler à 30 km/h. »
La professeure Guastavino, rattachée au Centre interdisciplinaire de recherche en musique, médias et technologies de Mc Gill, préfère ne pas uniquement parler de zones calmes, puisque cette expression sous-entend que le niveau sonore doit y être assez peu élevé. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement le cas sur le terrain du 962, Mont-Royal, que Vanwho y joue ou pas.
«Je préfère parler d’ambiances sonores de qualité ou caractéristiques, dit-elle en terminant. On peut penser aux tam-tams du mont Royal. Ils sont bruyants, mais typiques. C’est le genre d’ambiance qu’on voudrait préserver, alors que dans les règlements actuels il n’y a pas de protection prévue. »