Le Devoir

Le Canada parmi les mauvais joueurs

Pourquoi notre mode de vie laisse-t-il une des pires empreintes écologique­s sur la planète ?

- GUILLAUME LEPAGE LE DEVOIR

Comme chaque année depuis les années 1970, l’organisati­on Global Footprint Network fixe une date à laquelle l’humanité commence à vivre à « crédit », dépassant la capacité de la planète à renouveler ses ressources et à avaler nos déchets, dont nos émissions de carbone. Le Canada, qui consomme plus que sa part du gâteau, a-t-il un examen de conscience à faire ?

Le 1er août dernier, l’humanité avait utilisé le maximum que peut fournir la planète pour cette année, une date qui ne cesse d’avancer depuis quarante ans. Pour renverser la vapeur, le paradigme doit changer radicaleme­nt dans des pays qui, comme le Canada, ont prospéré grâce à l’exploitati­on des ressources naturelles.

«Je suis plutôt pessimiste», lance d’emblée le professeur de science politique à l’Université Laval Jean Mercier. « On est devant des décideurs qui n’ont aucune considérat­ion pour ce genre de choses là », ajoute-t-il, critiquant ouvertemen­t le gouverneme­nt de Justin Trudeau.

Cette semaine seulement, Ottawa a revu à la baisse le seuil à partir duquel les grands émetteurs industriel­s devront payer une taxe carbone, tandis qu’en Ontario, le nouveau premier ministre, Doug Ford, a fait savoir qu’il déposera sa propre contestati­on judiciaire de la tarificati­on fédérale, après celle de la Saskatchew­an.

Pour ralentir la vitesse à laquelle la planète s’épuise, Global Footprint Network souligne pourtant à gros traits qu’il faudrait s’attaquer en priorité aux émissions de gaz à effet de serre (GES) — l’empreinte carbone —, qui représente­nt plus de 60 % de la totalité de l’empreinte environnem­entale, soit la demande humaine sur la Terre.

« L’Accord de Paris, c’était bien tant que c’étaient des déclaratio­ns, qu’on se plaçait du côté de l’Europe. Ça nous donnait une belle allure, dit M. Mercier. Mais quand est venu le temps des décisions difficiles, le Canada est resté un pays de ressources naturelles. »

Le spécialist­e en environnem­ent et transport urbain ajoute que le rachat en juin du projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain par le gouverneme­nt Trudeau pour 4,5 milliards de dollars renforce son impression que nous ne sommes finalement pas si différents des États-Unis.

Le mode de vie canadien fait en effet piètre figure dans le classement de Global Footprint Network, le pays arrivant au cinquième rang, tout juste derrière les États-Unis. Si l’humanité consommait au même rythme que les Canadiens, le « jour du dépassemen­t » surviendra­it le 18 mars, soit plusieurs mois avant le « dépassemen­t » mondial fixé au 1er août pour 2018. Il faudrait ainsi plus de 4,7 planètes Terre pour suffire à la demande en ressources, mais aussi pour absorber l’ensemble de nos émissions de gaz à effet de serre.

Le modèle américain

D’ailleurs, M. Mercier n’hésite pas à dresser un parallèle entre l’action des deux pays pour lutter contre les changement­s climatique­s. « On est traînés vers le bas par nos voisins du sud. Et ce n’est pas juste le président Trump. Les États-Unis sont le pays où il y a le plus de scepticism­e par rapport aux changement­s climatique­s parmi l’ensemble des pays développés. »

Karel Mayrand, directeur régional pour le Québec de la fondation David Suzuki, juge lui aussi qu’il y a un manque de «courage politique» du gouverneme­nt Trudeau, alors qu’il a le « mérite d’avoir un plan sur la table » pour atteindre les cibles de réduction de GES actuelleme­nt en vigueur.

Après tout, Ottawa a fait montre d’un pareil «courage» tout récemment. « Quand ils ont décidé de légaliser le cannabis, ils savaient que des gens s’y opposeraie­nt, mais ils ont tout de même gardé le cap. Toutefois, en matière de changement­s climatique­s, on essaie en ce moment de ménager la chèvre et le chou : on double la production de sables bitumineux et, pendant ce temps, on veut réduire nos émissions partout dans le reste du pays. C’est un peu comme dire “je vais maigrir en mangeant” ».

Si l’argent injecté par le gouverneme­nt pour racheter l’oléoduc de la pétrolière Kinder Morgan avait plutôt été investi dans le transport en commun ou l’électrific­ation des transports, par exemple, le Canada aurait non pas augmenté, mais diminué ses émissions de GES, fait-il valoir.

« Stephen Harper était plus honnête que M. Trudeau sur ce point, renchérit de son côté Thibault Rehn, coordonnat­eur pour le réseau Vigilance OGM. Il assumait un discours économique plutôt qu’environnem­ental. Justin Trudeau essaie, lui, de “greenwashe­r” son discours, mais en même temps il achète un pipeline et continue de subvention­ner ce genre d’industrie. »

Vers une décroissan­ce ?

Est-il encore temps d’inverser la tendance ? Oui, croit Karel Mayrand, mais il faudrait prendre de front le « dogme » de la croissance économique à tout prix. Si l’on veut éviter d’hypothéque­r encore davantage la capacité de la planète à renouveler ses ressources et à absorber nos déchets, il faut cesser de faire de la croissance économique un objectif, dit-il. «Qu’on le veuille ou non, ça ne sera plus possible d’avoir des taux de croissance de 3 ou 4 %. »

C’est un changement radical que propose l’écologiste pour parvenir à une économie décarbonis­ée, une idée qui trouve écho chez M. Rehn. Il note que le Canada s’est construit sur l’extraction massive de ses ressources naturelles. « Il y a cette mentalité qui est transmise dans les lois que le Canada est grand, sans limites. Du coup, on ne voit pas la fin des ressources et on ne se prive pas pour les piller. »

Il prend comme exemple notre gestion de l’eau au Québec. Présente en abondance, celle-ci se retrouve toutefois polluée, entre autres par l’utilisatio­n de pesticides agricoles, quand elle n’est pas carrément gaspillée par les citoyens, dit-il.

Pourquoi ne pas appliquer ici le principe du pollueur-payeur? demande Sophie Paradis, directrice pour le Québec de la WWF Canada. «Des compteurs d’eau, par exemple, feraient en sorte qu’on paierait pour ce que nous consommons. On a déjà des compteurs d’eau pour les commerces, mais on gaspille encore beaucoup au niveau résidentie­l. »

On essaie en ce moment de ménager la chèvre et le chou : on double la production de sables bitumineux et, pendant ce temps, on veut réduire nos émissions partout dans le reste du pays KAREL MAYRAND

 ??  ?? Si l’humanité adoptait le mode de vie canadien, il faudrait plus de 4,7 planètes Terre pour suffire à la demande en ressources, mais aussi pour absorber l’ensemble de nos émissions de gaz à effet de serre. CLÉMENT SABOURIN AGENCE FRANCE-PRESSE
Si l’humanité adoptait le mode de vie canadien, il faudrait plus de 4,7 planètes Terre pour suffire à la demande en ressources, mais aussi pour absorber l’ensemble de nos émissions de gaz à effet de serre. CLÉMENT SABOURIN AGENCE FRANCE-PRESSE

Newspapers in French

Newspapers from Canada