Monique Durand nous emmène au bout du bout du monde
Visite de la communauté côtière qui surplombe Hamilton Inlet, le plus grand estuaire du Labrador
Il y a toutes sortes de bouts du monde. Et tous dépaysent. Ils sont proches ou lointains et n’appartiennent qu’à celui ou celle qui croit les atteindre. À chacun ses bouts du monde. Ceux de notre collaboratrice Monique Durand se trouvent dans le nord du Québec et au Labrador. Cinquième article d’une série de huit.
Départ de l’aéroport de Goose Bay, au Labrador. Nous voyageons assis derrière un monceau de victuailles ; oeufs, patates, concombres, yogourts. « Il faudra 25 minutes pour atteindre Rigolet, avec un peu de turbulence », annonce la copilote, une jeune femme forte et dégourdie. Nous survolons à présent l’immense lac Melville, qu’alimente le fleuve Churchill, encore couvert de glace en cette mi-juin.
Le petit avion d’Air Boréalis se pose bientôt entre deux rangées de nuages et deux rangées de montagnes sur la piste de gravier. Les passagers descendent pour aider à débarquer les denrées qui seront livrées au magasin Northern de Rigolet. Certains remonteront dans l’appareil à destination de communautés sises plus au nord, comme Hopedale et Nain.
Rigolet est situé sur la façade atlantique du Labrador, où s’égrène une poignée d’autres petites communautés isolées, accessibles en avion ou, en saison, par bateau. Et la saison est courte! Ces communautés abritent des populations inuites, mais aussi une communauté innue, celle de Natuashish, où furent déménagés en 2002 les résidents de Davis Inlet. Ce dernier lieu est demeuré tristement célèbre pour les images qui avaient été diffusées de jeunes inhalant des vapeurs d’essence. Une parenthèse ici : ne pas confondre «Innus», ceux qu’on appelait les Montagnais, et « Inuits », ceux qu’on appelait les Esquimaux. Les uns et les autres veulent maintenant, à bon droit, être nommés dans leur langue.
« La porte du motel est déverrouillée, la clé de la camionnette est dans le moteur. Vous nous laisserez un chèque sur la table avant de partir. Bon séjour chez nous!» Tony, le propriétaire du motel Blake’s Units, s’en va passer la fin de semaine à son camp, à une dizaine de kilomètres. « Si vous avez besoin de quelque chose, allez voir les voisins ! » Pas plus compliqué que ça. Bienvenue à Rigolet, la communauté inuite la plus au sud sur le globe.
Gestion autonome
Construite en amphithéâtre, Rigolet surplombe Hamilton Inlet, le plus grand estuaire du Labrador. 300 habitants, une école, une clinique, un hôtel de ville, deux petits musées. L’été, un festival du saumon. Au printemps, la chasse au phoque, dont la viande est très prisée ici. Enfin, un édifice du gouvernement du Nunatsiavut. Le Nunatsiavut ? C’est le territoire autonome géré par les Inuits du Labrador depuis 2005. Un peu l’équivalent du Nunavik au Québec.
Son Assemblée élue est responsable de la santé, de l’éducation et de la culture. « Nous avons désormais notre mot à dire sur les programmes et services qui nous concernent », m’explique Lorraine Allen, une fonctionnaire du gouvernement du Nunatsiavut. « Nous sommes fiers d’avoir construit un camp, un peu en dehors de Rigolet, pour que nos gens renouent avec leur culture ancestrale, à l’époque où nous vivions, en petits groupements familiaux, de chasse, de pêche et de cueillette. Ça nous fait du bien de retrouver la terre, notre terre. »
En mai 1743, Louis Fornel, un marchand de Québec, grimpe à bord de L’Expérience pour se rendre sur la côte atlantique du Labrador. Il est conquis par ce lieu où la navigation est possible presque toute l’année. Il y installe un poste de traite « au nom du Roy, et de la nation française» qui s’appellera Rigoulette. S’y échangeront fourrures des Inuits contre outils en fer des Français.
Changement de culture
En 1836, petite révolution: Rigoulette passe aux mains de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Le poste saisonnier, désormais appelé Rigolet, deviendra un lieu de résidence permanent dans les années 1950, alors que les familles dispersées sur le territoire s’y agglomèrent pour envoyer les enfants à l’école, devenue obligatoire.
« La population de Rigolet a triplé en quelques années, raconte le maire, Jack Shiwak. Notre culture s’est complètement transformée. Mais elle en est restée une de survie. Avant, il fallait survivre aux éléments et à la faim. Aujourd’hui, il faut survivre au manque d’argent. »
Le père de Jack, John Shiwak, a connu les deux modes de survie. Jeune, il trappait et chassait pour manger. Puis il a travaillé pendant 49 ans pour la Compagnie de la Baie d’Hudson, comme homme à tout faire. Il est passé d’une vie sans horaire, à l’affût de poissons et de gibier, à une existence spartiate, réglée par une cloche qui sonnait le réveil des hommes à l’aube, les repas et deux pauses pour fumer. La Compagnie de la Baie d’Hudson n’a quitté l’endroit qu’en 1989. À Rigolet, le passé a duré longtemps.
Après les fourrures, le village a vécu de la pêche commerciale à la morue jusqu’au moratoire décrété en 1992 par Ottawa. Depuis, plus rien. Rigolet cherche une autre vocation et se tourne vers le tourisme.
La promenade et le tourisme
« Il y a beaucoup à faire ! » reconnaît Jennifer Michelin, au patronyme typiquement français. En effet. Aucune infrastructure d’accueil, pas de restaurant, un motel modeste dont la porte n’est jamais verrouillée… Mais Rigolet possède quelque chose d’unique: sa promenade en bois qui s’étend sur huit kilomètres, « la plus longue en Amérique du Nord », lance Jennifer. Et la plus enivrante que j’aie vue.
Il faut venir ici pour la promenade en bois et le bain de parfums que l’on y prend. Face à l’estuaire, effluves d’iode et de varech, on sent la mer toute proche. Face à la forêt, odeurs d’épinettes noires et de sapins baumiers. Grisant tout simplement. On voudrait que le temps s’arrête dans ces odeurs-là. Jeunes pousses tendres, chants des oiseaux, cris des goélands. Et des milliers de petites rigoles formées par le ruissellement printanier. Il faut entendre les rigoles de Rigolet.
Retour vers Goose Bay à bord d’Air Boréalis. Rigolet n’est déjà plus qu’un souvenir et quelques photos. Y reviendrai-je un jour ? Du haut des airs, c’est un vrai spectacle. Îles, îlots, baies, anses, rivières, chutes composent un bassin hydrographique complexe ouvrant sur l’Atlantique, fascinant paysage d’eau douce, d’eau salée et de terre subarctique. Sur le siège qui me fait face, une mère inuite, aux tresses de jais, allaite son nouveau-né.
Notre petit aéronef pénètre bientôt dans de gros nuages noirs, un peu effrayants. On discerne encore vaguement la chaîne des Mealy, ces montagnes qui deviendront bientôt le plus grand parc national de l’est du Canada. Vent et pluie se mettent de la partie. Notre habitacle est agité de soubresauts. Je me cramponne à mon siège. Il est temps qu’on atterrisse.
La mère aux tresses de jais et l’enfant se sont endormis, étanches au reste de l’univers. Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, ils ne sont qu’à eux, blottis l’un contre l’autre dans ce bout du monde. Ils ont tout.