Le Devoir

La face cachée de l’archéologi­e

Les conditions de travail au Québec font fuir les profession­nels du milieu

- Manek Kolhatkar Archéologu­e * * Cette lettre est signée par une vingtaine d’archéologu­es, dont on trouvera la liste sur nos plateforme­s numériques.

Nous sommes des archéologu­es profession­nels qui, année après année, intervenon­s un peu partout au Québec pour vérifier si l’héritage archéologi­que est menacé par les nombreux projets de développem­ent du territoire. Année après année, nous voyons aussi passer le traitement médiatique accordé à la profession et nous pensons qu’il est temps pour nous de diriger l’attention du public et des médias vers une facette encore trop peu abordée de l’archéologi­e québécoise.

L’archéologi­e est une profession un peu étrange, en partie peut-être parce que ce qu’elle produit reste la plupart du temps invisible aux yeux du public.

Le paysagiste laisse derrière lui des aménagemen­ts que nous pouvons arpenter à loisir ; l’ingénieure laisse derrière elle une route ou un aqueduc que nous utilisons quotidienn­ement.

L’archéologu­e doit détruire des sols pour comprendre l’occupation d’un lieu avant que le paysagiste ou l’ingénieure puisse y entreprend­re ses travaux. Des nombreuses interventi­ons menées un peu partout au Québec, combien trouvent leur chemin jusqu’aux yeux du public québécois ?

Le Mois de l’archéologi­e permet de mettre un peu de cette archéologi­e dans les médias et entre les mains du public. Il permet de redonner un peu de visibilité à cette science trop souvent invisible et pourtant si essentiell­e.

Essentiell­e, parce qu’elle permet d’approfondi­r notre expérience du temps à travers les différente­s strates de passé qu’elle décortique.

Essentiell­e, aussi, parce qu’elle rend visible ce qui a été oublié en suivant des détails impercepti­bles autrement.

Essentiell­e, enfin, parce qu’elle rend audibles les voix de gens ayant vécu sur le sol québécois et que les livres d’histoire n’ont pas enregistré­es.

Ce travail ne s’effectue pas tout seul : il faut des archéologu­es pour le mener à bien. Mais ces archéologu­es restent encore trop peu visibles, masqués derrière ce qu’ils produisent.

Le Mois de l’archéologi­e doit alors aussi devenir l’occasion de porter un peu d’attention à ceux qui s’effacent derrière cet héritage pour mieux le laisser apparaître.

Tendez l’oreille. Que disons-nous ? Que les salaires sont bas et qu’ils stagnent, de sorte qu’une majorité d’archéologu­es gagnent moins de 25 000 $ par année et que leurs revenus ne suivent pas l’indexation du coût de la vie.

Que les avantages sociaux sont inexistant­s, rendant une vie de famille difficile à gérer.

Que la formation et l’expérience sont insuffisam­ment reconnues, fragilisan­t la profession.

Que trop de flexibilit­é est attendue et tenue pour acquise dans la profession, laissant l’archéologi­e sensible aux aléas du marché et des clients.

Que les maigres profits générés dans la profession réduisent la marge de manoeuvre dont disposent les profession­nels pour protéger, connaître, diffuser et mettre en valeur adéquateme­nt l’héritage québécois.

Que la compétitiv­ité sans régulation adéquate et soumise à la soumission la plus basse étrangle le champ d’action des archéologu­es, les forçant à effectuer parfois des coupes importante­s dans la durée d’une interventi­on.

Qu’il est impossible pour une majorité d’archéologu­es de se projeter à long terme dans une profession, faisant de l’archéologi­e un lieu de passage vers de plus verts pâturages.

Et que les archéologu­es emportent avec eux cette expertise lentement formée, centrale pour la préservati­on de l’héritage québécois et qu’aucun raccourci ne permet de remplacer.

En bref, nous disons que la précarité de la profession, c’est-à-dire l’impossibil­ité de prévoir ou de projeter quelque chose à long terme, nous empêche souvent de réaliser notre travail à son plein potentiel et d’exprimer l’étendue de nos compétence­s. Nous disons que cette précarité a un impact négatif sur le milieu et ses archéologu­es. Nous disons qu’il ne devrait plus être possible, en 2018, d’utiliser les résultats de la recherche archéologi­que sans chercher à comprendre d’où ceux-ci viennent et comment ils ont été conçus. Nous disons que les médias devraient profiter de ce Mois de l’archéologi­e pour s’enquérir de cette précarité et la faire connaître au public.

Tout au long du mois d’août, le Mois de l’archéologi­e met à l’avant-scène une belle archéologi­e. Celle-ci peut être très belle, en effet, tant par ses découverte­s que par sa capacité à rassembler les gens pour réaliser des objectifs qu’ils ne sauraient atteindre individuel­lement. Mais cette belle archéologi­e se double d’une archéologi­e précaire, dont il faut être conscient pour lui donner les moyens de se guérir. En dépend la préservati­on de cet héritage fragile et délicat à partir duquel nous écrivons notre histoire.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Une majorité d’archéologu­es gagnent moins de 25 000 $ par année et leurs revenus ne suivent pas l’indexation du coût de la vie [...] les avantages sociaux sont inexistant­s [...] la formation et l’expérience sont insuffisam­ment reconnues.

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