Une grossière satire qui ratisse large
Netflix défend sa série Insatiable, taxée de grossophobie
S’il y en a qui doivent rigoler en ce moment, ce sont les bonzes de Netflix et les producteurs de la série Insatiable. À peine l’accroche, où l’on voit Debby Ryan en robe de soirée écrabouiller à coups de masse des rangées de friandises, était-elle mise en ligne que l’on taxait cette création de Lauren Gussis (Dexter) de « fat shaming ». Ou plutôt de grossophobie, mot qui a fait son entrée dans Le Petit Robert 2019, bien qu’il circule depuis 1994, et qui signifie «attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses et en surpoids ».
Si vous croyez que la grossophobie n’existe pas, il est temps de vous réveiller. Chaque jour, les personnes obèses ou en surpoids essuient l’humiliation, les regards moqueurs, dédaigneux ou fuyants, les moqueries et les commentaires désobligeants. Sans parler des badauds qui se transforment en médecins ou en nutritionnistes en jugeant le contenu de leur chariot
au supermarché. Imaginez le cauchemar dans les transports en commun à l’heure de pointe.
Alors qu’on leur souligne les risques de diabète et de maladies coronariennes, les personnes en surcharge pondérale sont victimes des stéréotypes. On véhicule l’idée qu’elles sont paresseuses, lâches, qu’elles mangent mal, qu’elles ne font pas de sport, bref, que c’est leur faute si elles font de l’embonpoint. Afin de sensibiliser les gens à ce phénomène, la mairie de Paris a organisé une Journée de lutte contre la grossophobie le 15 décembre 2017 lors de la Semaine de lutte contre les discriminations.
C’est un fait, les obèses sont victimes de discrimination. En 2016, l’Organisation internationale du travail rapportait que 45% des demandeurs d’emploi trouvaient acceptable qu’on refuse d’embaucher une personne corpulente. Elle dévoilait aussi que 42% d’hommes contre 29% de femmes croient qu’il est acceptable de discriminer une personne en raison de son poids dans toute situation.
Comble de malheur, la grossophobie rime le plus souvent avec misogynie. Selon l’OIT, les femmes obèses estiment être discriminées huit fois plus que les femmes ayant un poids dit normal. Chez les hommes obèses, on parle de trois fois plus que les hommes qui ne sont pas en surpoids.
En plus d’avoir accès difficilement aux soins médicaux, les obèses ne sont pas toujours traités avec respect chez le médecin. En mai dernier, une Canadienne obèse de 64 ans, décédée des suites d’un cancer, s’est servie de sa notice nécrologique pour supplier le corps médical de ne plus humilier les personnes en surpoids.
Dis-moi qui est la plus mince
Revenons à Insatiable. Comme l’illustre la bande-annonce, cette série met en scène une jeune fille surnommée Fatty Patty (la filiforme Debby Ryan dans un fat suit semblant avoir été emprunté à Monica dans Friends) qui, ayant eu la mâchoire brochée tout l’été après avoir reçu un coup de poing d’un itinérant qui l’avait traitée de grosse, a perdu 70 livres.
Devenue un canon de beauté, et ce, sans suivi psychologique, Patty entend se venger de tous ceux et celles qui l’ont intimidée à l’école. «Patty est hors de contrôle!» lance Bob Armstrong (Dallas Roberts), avocat et coach de concours de beauté qui prendra la furie assoiffée de vengeance sous son aile. Les images qui suivent montrent alors l’ex-vilain petit canard se battant contre d’autres reines de beauté.
Cette prémisse, qui n’est pas sans rappeler celle d’un film d’horreur, en a fait bondir plus d’un. Tant et si bien qu’en peu de temps une pétition demandant l’annulation d’Insatiable compilait plus de 200 000 signatures. Rappelons que personne n’avait encore vu ladite série. Si l’on ne doit pas juger un livre à sa couverture, pourquoi juger une série à sa bande-annonce?
Pour la plateforme Netflix, qui compte quelque 125 millions d’abonnés, cet appel à la censure a fait figure de fulgurant coup de publicité. De fait, depuis la sortie, en 2017, de Treize raisons, où une adolescente racontait les étapes l’ayant menée au suicide, rarement une série Netflix avait-elle autant fait les manchettes pour des raisons négatives.
Chaque jour, plus d’un média se faisait un honneur de rapporter le nombre grandissant de signataires de la pétition, tandis que Debby Ryan, Alyssa Milano, qui incarne Carolee Armstrong, femme et création de Bob, et Lauren Gussis, qui prétend s’être inspirée de ses malheurs d’adolescence pour les besoins d’Insatiable, défendaient ardemment la série.
La beauté, c’est dans la tête
Au fil des douze épisodes, la série nous amène sur bien des terrains. Tandis que l’on découvre les raisons qui l’ont poussée à manger ses émotions, Patty se révèle une personne égocentrique et manipulatrice. Sa meilleure amie Nonnie (Kimmy Shields), qui en pince pour elle, se retrouve plus souvent qu’à son tour la première victime des pitoyables machinations de Patty pour évincer ses rivales, la plupart stupides ou méchantes. « Être mince, c’est pas cool si tu es laide en dedans!» balance à Patty le seul personnage qui est bien dans sa peau, Dee (Ashley D. Kelley), noire, plantureuse et lesbienne.
Par le truchement du cheminement de Patty, Lauren Gussis traite d’homosexualité, de bisexualité, de transsexualité, de polyamour, de mariage, d’avortement et de religion. Et, bien évidemment, de la dictature de la jeunesse, de la beauté et de la minceur. Hélas! Les bonnes intentions de Gussis sont écrasées par le traitement grossier de la série: les personnages sont caricaturaux à l’extrême, les situations, outrancières et la morale, douteuse.
S’adressant à un public adolescent et jeune adulte, à l’instar de la médiocre et ridicule série Riverdale qui dénature l’univers d’Archie et sa bande, Insatiable mise sur un humour féroce, des dialogues cruels et des actes impitoyables, parfois irrémédiables, afin de promouvoir l’acceptation de soi — peu importe son physique, son milieu, ses origines, son orientation sexuelle. Si
Être mince, c’est pas cool si tu es laide en dedans !
DEE»
positif qu’il soit, le message risque d’être éclipsé par les énormes clichés et par l’aspect racoleur de cette tapageuse satire de la société américaine où les débats sur le weightism (discrimination basée sur le poids) font rage.
Le mérite que l’on pourrait accorder à Insatiable, c’est d’avoir porté à l’avant-scène le débat sur la grossophobie et sur la diversité corporelle. Dans la mesure où 64% des adultes sont en surpoids ou obèses, selon un rapport de 2017 du gouvernement du Canada, le sujet nous concerne tous.
Insatiable Netflix, vendredi