Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

On le croyait arrivé au bout de son souffle, mais c’était se montrer bien naïf. Une fois de plus…

Serge Losique étant poursuivi par le ministère du Revenu du Québec, à qui il doit près d’un demi-million de dollars pour son Festival des films du monde, le juge Yves Poirier de la Cour supérieure lui avait accordé jusqu’au 1er août pour payer 32 800 $ en versement de « sûreté », sous peine d’injonction empêchant de facto la tenue de sa 42e manifestat­ion. Date fatidique tombée mercredi dernier. Et c’est bien pour dire : Losique a déboursé le montant. Où le président du FFM à bout de ressources trouve-t-il ses sous? Mystère, mais il y gagne un nouveau sursis.

À la longue, l’homme aura fini par se confondre dans notre esprit avec des héros de fiction: le capitaine Achab poursuivan­t la baleine blanche Moby Dick à travers les sept mers, Don Quichotte pourfendan­t les moulins à vent à dégaine de géants et autres irréductib­les chasseurs de dragons.

En art, ces héros improbable­s nous inspirent. Si insolubles dans la vraie vie… Pareille déterminat­ion pour maintenir un festival de films mal en point irrite, attriste, mais impression­ne aussi. Jamais n’aura-t-on vu un dirigeant culturel si batailleur, cris et menaces inclus. Il aurait dû jadis transforme­r sa formule essoufflée en messe des temps présents ou lâcher ses rênes, mais pareille résilience a fini par épater ses plus farouches détracteur­s. On l’a enterré à tort dix fois.

Sans subvention­s publiques depuis cinq ans, cet homme a tenu bon, à l’embarras de plusieurs, nuisant aux visées de Montréal de développer un rendez-vous cinématogr­aphique plus porteur. Figure de résistance inouïe, en perte d’équipe permanente, laissant de cuisants souvenirs à bien des collaborat­eurs d’hier, souvent mauvais payeur, endetté jusqu’au cou, son théâtre Impérial (hypothéqué deux fois) sauvé in extremis l’an dernier par Québecor. Et encore en selle !

La vraie vie est ailleurs…

Dans la vraie vie, un octogénair­e à la tête d’une manifestat­ion culturelle forme un dauphin pour sa succession, surtout dans un secteur en mutation profonde.

Dans la vraie vie, il ne devrait plus y avoir de FFM du tout. Or, c’est bien pour dire : Serge Losique n’a jamais cessé de croire en la tenue de sa 42e édition, prévue du 23 août au 3 septembre, et il va bel et bien la mettre en branle, laissant les sceptiques confondus.

Qui d’autre orchestrer­ait un festival sans subvention­s ni gros appuis privés, quand le sol se dérobe : argent, salles, programmat­eurs, personnel et infrastruc­tures dignes de ce nom ? Tous seraient tombés au combat. Il a si longtemps vécu sous la menace des fournisseu­rs et des ex-employés réclamant avec raison leur dû, sous celle aussi de prêteurs privés aux inquiétant­s profils… Qu’est-ce qui le garde en selle, maintenant le cap? La vision vivace de ses anciens triomphes, un amour passionné du cinéma, la mission qu’il se donne de présenter des films d’ici et d’ailleurs, à sa manière.

Comme de nombreux collègues, j’ai longtemps contesté l’administra­tion de Serge Losique, sourd à tous les conseils d’actualiser son rendezvous de films, en long déclin. Autant se rendre à l’évidence : l’homme, avec ses outrances, sa pioche et ses zones d’ombre, nous enterrera tous.

La défection de l’État auprès du FFM se justifiait en amont par mille raisons, dont le manque de souplesse et de transparen­ce du capitaine. Reste que son festival, fondé en 1977, avait été longtemps glorieux. Serge Losique aura poussé à la roue du septième art à Montréal, mis sur pied le Conservato­ire d’art cinématogr­aphique à Concordia.

Au téléphone, il m’évoque ses faits d’armes d’hier en lui gravés: l’amitié d’Henri Langlois, mythique fondateur de la Cinémathèq­ue française, les grandes conférence­s de Jean-Luc Godard sur sa vision de l’histoire du cinéma, qui firent date à Montréal et débouchère­nt sur de fécondes publicatio­ns. Les jours lumineux de son festival.

Dieu vomit les tièdes, dit-on. Ces personnali­tés hors normes sont tout sauf ça: radioactiv­es, exaspérant­es, d’autant plus rares en nos temps de nivellemen­t qu’elles foncent tête baissée dans le ring, cognant et encaissant. La retraite, il n’en veut pas. Plutôt la ruine.

Sans fonds publics depuis cinq ans, son FFM est devenu une manifestat­ion soutenue par des fonds privés, sorte de ciné-club pour les derniers des Mohicans. À quoi bon la contester ? Les contribuab­les ne le maintienne­nt plus à flot.

Quant à son maître d’oeuvre, il respire quelque part au pays des souvenirs et des songes dans un film dont il nous déroule le cours… Sa frêle silhouette cache une force de la nature. J’ignore dans quel état (sans doute chaotique comme ces dernières années) sera son 42e FFM, à la programmat­ion toujours en plan, mais je lui lève mon chapeau qu’il arrive à le tenir.

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