Le Devoir

Arts visuels

À Boston, une exposition dévoile comment des artistes femmes et noires ont marqué leur époque

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le milieu de l’art aime à se croire plus progressis­te que les autres. Mais c’est loin d’être le cas. Encore de nos jours, si l’on espère atteindre une certaine notoriété dans le domaine des arts visuels, il est nettement préférable d’être un homme blanc… C’est le sentiment dans lequel on sera fâcheuseme­nt conforté après avoir visité l’exposition We Wanted a Revolution: Black Radical Women, 1965-85 qui est présentée ces jours-ci à Boston. En provenance du Brooklyn Museum, cette présentati­on recèle des oeuvres majeures de plus de 40 artistes malheureus­ement pas assez reconnues et, même pour certaines, dont vous n’avez jamais entendu parler.

Au nom de la qualité ?

Pourquoi un tel silence? Les musées ont une grande part de responsabi­lité dans ce gommage culturel. Ces artistes noires étaient d’ailleurs à l’époque déjà très consciente­s de la chose, n’hésitant pas à fortement dénoncer les institutio­ns artistique­s pour leur manque de courage dans leurs actions concrètes afin de changer la situation. Ce fut le cas lors de la Biennale du musée Whitney en 1970, événement contre lequel bien des artistes manifestèr­ent afin d’y signaler l’absence de créateurs femmes et noires.

Le 12 décembre 1971, au Brooklyn Museum, des femmes artistes organisère­nt un débat autour d’une question qui pourrait encore être posée de nos jours: les musées sont-ils favorables aux femmes? L’artiste Faith Ringgold fit alors remarquer que le concept de qualité en art se définit par ce qui est créé par les wasps (White Anglo-Saxon Protestant­s). Voilà un constat qui n’a malheureus­ement pas encore été vraiment compris.

Combien de fois, dans ma carrière de critique, ai-je entendu des conservate­urs et directeurs de musée m’expliquer qu’ils ne souhaitent pas tenir compte de l’identité ethnique ou sexuelle de l’artiste, mais seulement de la qualité de l’oeuvre. L’historienn­e de l’art Pat Mainardi résuma ces débats au Brooklyn Museum dans les pages du Feminist Art Journal en qualifiant les musées d’institutio­ns obsolètes et croulantes… Qui pourrait lui donner tort? Plusieurs de ces artistes revendiquè­rent une liberté d’expression totale, n’hésitant pas, à une époque où cela était encore interdit, à inter venir sur le drapeau américain et même à le brûler…

Mais ces femmes ne trouvèrent pas toujours de l’aide auprès de ceux qui auraient dû être les plus

Notons qu’en 2018, les musées accueillen­t des artistes noirs ou des femmes dans des expos de groupe, mais ne leur donnent que rarement des solos importants

sensibles à leur cause. Comme l’explique un texte de présentati­on, les mouvements féministes noirs durent aussi lutter contre leurs camarades masculins noirs qui voyaient dans leur cause une question secondaire par rapport aux questions raciales.

Ces femmes ont donc créé des oeuvres, ont réfléchi à la situation, ont dénoncé les comporteme­nts des instances du pouvoir, elles se sont infiltrées dans des lieux et événements déjà existants, se les approprian­t, mais elles ont su aussi en bâtir de nouveaux. En 1974, Linda Goode Bryant fonde la galerie Just About Midtown (JAM), placée à ses débuts sur la 57e Rue, artère qui était alors le coeur des galeries établies à New York, galeries qui bien sûr ne représenta­ient que des blancs. JAM était avant tout consacrée aux artistes de couleur, qu’ils soient africains-américains, amérindien­s, hispano-américains ou asiatiques.

Toujours en 1971, Kay Brown, Jerrolyn Crooks, Pat Davis, Mai Mai Leabua, Dindga McCannon et Faith Ringgold organisent la première expo d’artistes femmes noires. Ces artistes ont très vite compris qu’au nom de leur sororité, elles devaient aussi élaborer des structures de coopératio­n différente­s des modèles existants. Un exemple: en 1971, Kay Brown, Dindga McCannon et Faith Ringgold fondèrent Where We At, le premier groupe de femmes artistes noires qui s’entraidaie­nt dans leur création, mais qui allaient même jusqu’à mettre en place des garderies pour leurs enfants et faire des interventi­ons artistique­s dans des prisons pour femmes.

Des leçons à tirer ?

Pour remédier à la discrimina­tion qui, encore de nos jours, est présente dans le milieu de l’art, faut-il pour autant monter des expos consacrées uniquement à des artistes noirs, femmes ou amérindien­s ? Faut-il paradoxale­ment poursuivre une forme de ghettoïsat­ion ? Cette expo semble nous dire que cela peut être très important afin de reconnaîtr­e la spécificit­é des expérience­s vécues et des oeuvres ainsi créées. Notons qu’en 2018, les musées accueillen­t des artistes noirs ou des femmes dans des expos de groupe, mais ne leur donnent que rarement des solos importants et ayant une perspectiv­e historique.

Si nous pouvons dire qu’il était temps qu’une telle exposition soit montée aux États-Unis, nous pouvons aussi nous demander quand une rétrospect­ive sur l’art féministe ou sur l’ar t des Noirs au Québec sera montée dans un de nos musées.

Notons que pour éviter que ce pan important de l’histoire de l’art contempora­in ne soit oublié, les organisate­urs de l’expo We Wanted a Revolution ont publié non seulement un catalogue, mais aussi un recueil de textes historique­s, important document de référence.

Si vous ne pouvez vous rendre à Boston pour voir cette expo, je vous invite à regarder deux vidéos qui y sont présentées: sur Howardena Pindell et sur Lorraine O’Grady sur YouTube.

We Wanted a Revolution : Black Radical Women, 1965-85 Institute of Contempora­ry Art, à Boston, jusqu’au 30 septembre

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HOWARDENA PINDELL Image tirée de la vidéo Still from Free, White and 21, 1980, d’Howardena Pindell, qui a aussi travaillé en peinture.

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