Le Devoir

May Telmissany

- MAY TELMISSANY

Je tiens absolument à ma bibliothèq­ue. Fétichisme du livre imprimé ou obsession matérialis­te, peu importe. Toucher un livre, en tourner les pages, en humer le papier et l’encre nouveau procurent un plaisir inestimabl­e. Celui du contact sensuel avec un objet du plaisir, le livre imprimé, que la lecture à l’écran altère radicaleme­nt. Pourtant, la lecture électroniq­ue que je découvre depuis peu fait gagner du temps et ouvre de nouveaux horizons. Elle offre la possibilit­é de lire, de noter les passages préférés, de naviguer à la recherche d’explicatio­n et d’écouter de la musique en ligne sur le même support numérique. Soudain, la lecture d’un auteur populaire comme Paulo Coelho devient potentiell­ement agréable.

Ce romancier qui ne cesse de raconter sa vie décide dans son dernier roman autobiogra­phique, Hippie (Flammarion 2018), de partager avec ses lecteurs le rêve transforma­teur et pacifiste de la génération hippie. Sujet intéressan­t. Je commande le roman en ligne et le lis en deux jours, question d’étaler le plaisir. Non pas de la lecture en soi, puisque le roman déçoit à plusieurs égards, mais de la lecture interactiv­e, ou «intermédia­le», rehaussée par la navigation en ligne. J’interromps la lecture pour écouter les chansons proposées par Coelho, relayées par d’autres que suggère le navigateur. Le texte, d’emblée, s’illumine grâce au contexte.

La recette Coelho

Semblable à un road-movie touristiqu­e, étoffé de spirituali­té éclectique, de psycho-pop et d’histoires d’amour peu convaincan­tes, Hippie se lit et s’écoute à condition de ne pas trop s’attarder aux failles de l’écriture. On y apprend que le jeune Paulo, qui rêve de devenir écrivain, souscrit aux idéaux du mouvement hippie. Après un court épisode d’incarcérat­ion et de torture sous la dictature militaire brésilienn­e en 1968, il quitte le Brésil à la découverte des lieux cultes du mouvement. À Amsterdam, il embarque en compagnie de la belle Néerlandai­se Karla dans le fameux « Magic Bus » en route vers la destinatio­n phare du mouvement, le Népal. À peine ont-ils traversé la Yougoslavi­e et la Turquie que Paulo, initié au soufisme, décide de rester à Istanbul. Il quitte Karla qui lui voue un amour inconditio­nnel, à la recherche de liberté et de spirituali­té.

Tous les personnage­s sont réels, nous dit Coelho dans l’épilogue. Des couples de passagers typiques et sans surprises se forment autour de Paulo et Karla: Ryan et Mirthe, hippies irlandais intéressés aux réalités parallèles; Jacques et Marie, père et fille français attirés par l’occultisme; les chauffeurs désabusés Michael et Rahul, l’un Britanniqu­e, l’autre Indien, etc. Le monde hippie tracé par Coelho est captivant. Outre le Magic Bus, le lecteur est happé par les jaquettes bariolées, l’encens, la drogue, la musique, les cortèges Hare Krishna, le Paradiso d’Amsterdam, le rêve d’aller à Katmandou, le désir de paix universell­e. Monde fascinant par ses couleurs et ses clameurs, par ses gourous et ses saltimbanq­ues.

La recette de l’aventure spirituell­e est simple et efficace. L’alchimiste (1988) garantit le succès phénoménal de Coelho et scelle sa réputation mondiale. Ses romans suivants reproduise­nt la recette. Publiés dans 170 pays, ils sont admirés par un public considérab­le, y compris des journalist­es, des traducteur­s et des critiques littéraire­s. La recette Coelho reprend en les déformant les thèmes chers à Borges, immense écrivain des profondeur­s et de la sobriété. Coelho s’intéresse aussi au voyage, à l’initiation, à la découverte de soi, mais en passant par la Bible, le soufisme et le bouddhisme. Il banalise l’énigme des émotions humaines en schématisa­nt les grandes abstractio­ns, telles que la mort, l’amour et la liberté. Il investit les clichés pour atteindre le grand public, et il le fait avec la prétention d’un auteur éclectique pour qui la seule aventure dont il a réellement peur, c’est l’aventure de l’écriture.

Aux dépens de l’art

Le syncrétism­e, l’éclectisme et le bariolage des années hippies sont les traits de marque du roman de Coelho. Dans le créneau des best-sellers, le rival francophon­e de Coelho serait potentiell­ement Éric-Emmanuel Schmitt, qui traite de spirituali­té dans l’ensemble de son oeuvre (Le cycle de l’invisible) et qui, à l’instar de Coelho, atteint un public acquis d’avance. Dans Hippie, Paulo se glisse sur l’onde du mouvement en soulevant des questions naïves pour calmer ses angoisses, l’angoisse face à l’oppression et à la torture, mais surtout l’angoisse face à la page blanche. À la lâcheté, il oppose l’amour ; à la vie convention­nelle, il oppose le voyage, mais il le décrète en faisant appel à des sagesses stéréotypé­es du genre : « Le rêve est spontané, donc dangereux pour ceux qui n’ont pas le courage de rêver» ou bien «Vivre sans amour, c’est être un arbre qui ne donne pas de fruits», etc. Le déjà-vu émaillé de morale universali­ste et de rêves d’évasion est accessible à tous ; il plaît sans doute, mais il plaît souvent aux dépens de l’art.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada