Le Devoir

Histoire d’une photo

Cette journée-là, pancartes à la main, la colonie littéraire du Québec a dit aux éditeurs sa façon de penser

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

poursuit son voyage dans le temps par le truchement de photos immortalis­ant des piliers de la littératur­e à des moments clés que nous décortiquo­ns avec ses protagonis­tes. Cette semaine, un cliché de la photograph­e Kèro qui montre une manifestat­ion contre l’Associatio­n des éditeurs canadiens, avec en avant-plan l’auteure et poète Louise Anaouïl.

Il y a un temps pour écrire et un autre pour être en colère. Surtout en 1980. Et surtout contre l’Associatio­n des éditeurs canadiens, qui alors profitent en choeur et avec mépris d’un rapport plutôt «féodal», disait-on à cette époque, avec les écrivains.

À l’autre bout du fil, Louise Anaouïl, qui sur la photo apparaît dans toute sa jeunesse, une pancarte revendicat­rice à la main, dit ne pas se souvenir de grand-chose, mais finit tout de même par en dire beaucoup. «Cette journée-là, il faisait très froid», se souvient la poète, auteure de L’opale juillet (1980), de Dit 41 (1985) et de Laura (1979). Effectivem­ent, les données historique­s d’Environnem­ent Canada indiquent un moins 16 degrés, enregistré en moyenne à la station McGill, cette journée-là. Et quelle journée!

Nous sommes le 31 janvier 1980, rue Sherbrooke à Montréal. À la demande de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), la colonie littéraire du Québec converge en effet devant la maison ArthurDubu­c, angle Berri, où, dans le bâtiment du Club canadien, un club privé, les représenta­nts des éditeurs tiennent leur assemblée annuelle.

« C’était une question de contrat type», dit Mme Anaouïl qui, au fil des années, s’est éloignée du monde des écrivains pour embrasser une autre carrière dans le domaine du jardin, de l’architectu­re, de l’aménagemen­t extérieur. «À l’époque, j’étais responsabl­e du bulletin de l’Union. Mais je ne savais pas que ma photo [cette photo, signée Kèro, photograph­e très connue dans le monde de la littératur­e] allait être publiée. Quand je l’ai vue, je n’étais pas très contente. Parce que je suis quelqu’un qui préfère rester dans l’ombre.»

Le temps a apaisé le mécontente­ment, mais pas totalement effacé la mémoire de la protagonis­te principale de ce cliché. Car de contrat type il était bel et bien question. La chose était d’ailleurs la revendicat­ion principale de l’UNEQ qui, depuis sa fondation en 1977, souhaite changer le rapport de force entre les éditeurs et les écrivains.

«Le contrat type est sans doute une autre occasion de nous tenir debout comme “profession­nels de la culture”, écrivait l’auteur Jacques Garneau dans une lettre publiée dans le bulletin de l’Union, et qu’enfin les quelques grains que nous demandons pour subsister soient un minimum de ralliement même pour les membres qui ont un gâteau un peu plus crémé. »

Sur les pancartes, les écrivains expriment leur façon de penser. « Écrire, c’est mourir un peu… beaucoup », proclame l’un. «Un contrat clair pour tous», ajoute un autre. «Encore faudrait-il qu’ils nous payassent », conjugue encore un autre. «Jean-Yves Colette [membre fondateur de l’UNEQ] avait écrit les pancartes, se rappelle Mme Anaouïl. On riait, parce qu’on les trouvait très bonnes. »

Contre le mépris

À cette époque, l’éditeur est loin d’être le complice de l’écrivain, particuliè­rement de ceux n’ayant pas les tirages nécessaire­s pour se faire un peu plus respecter. Le qualificat­if «d’exploiteur» lui colle à la peau, lui pour qui «les écrivains ne sont qu’objets de mépris tout juste bons à assurer le versement des subvention­s quand vient le moment de faire croire qu’ils s’occupent de façon désintéres­sée de la littératur­e québécoise », peut-on lire dans la deuxième livraison du bulletin de l’UNEQ.

Le jour de cette manifestat­ion, un représenta­nt des éditeurs de livres vient d’ailleurs à la rencontre des écrivains pour leur servir une fin de non-recevoir. Quelques mois plus tôt, ces producteur­s de bouquins avaient même réclamé du gouverneme­nt qu’il retire de la loi 51 tout règlement qui rendrait obligatoir­e le versement de droits d’auteur. Autres temps.

Étrangemen­t, en 2004, il était encore et toujours question de contrat type. L’UNEQ et l’Associatio­n nationale des éditeurs de livres (ANEL) ont cherché à s’entendre autour de cette même vieille revendicat­ion. Un vaste projet qui l’an dernier a débouché sur la publicatio­n d’un Lexique des termes usuels des contrats d’édition et reddition de comptes, qualifié d’«avancée dans les relations auteurs-éditeurs». Et ce, 37 ans après la prise de cette photo, témoin d’une manifestat­ion où les écrivains en demandaien­t pourtant beaucoup plus.

Louise Anaouïl assure toutefois que son éloignemen­t du monde de l’écriture — «mais pas de la lecture, je suis une lectrice boulimique», ditelle — n’a rien à voir avec les conditions de travail offertes par ce milieu à l’époque. «Je suis quelqu’un qui a eu des intérêts changeants et ces intérêts m’ont fait changer de trajectoir­e », résume-t-elle.

La mort prématurée en 1985 du poète Michel Beaulieu, à l’âge de 43 ans, a toutefois précipité l’éloignemen­t, se souvient l’auteure. «C’était un ami proche. Il était toujours là quand on avait besoin de lui. C’était lui mon guide dans le monde de la littératur­e et, en le perdant, j’ai perdu aussi mon point de contact avec le milieu.»

 ?? KÈRO ?? Le 31 janvier 1980, rue Sherbrooke, Louise Anaouïl, alors jeune auteure, brandit sa pancarte pour dénoncer le mépris des éditeurs de livres.
KÈRO Le 31 janvier 1980, rue Sherbrooke, Louise Anaouïl, alors jeune auteure, brandit sa pancarte pour dénoncer le mépris des éditeurs de livres.

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