Escapade
Une auberge bicentenaire reprend vie grâce à un jeune couple de Gaspésiens
Lorsque la famille Tapp-Deschamps a mis la main sur l’auberge Le Coin du Banc l’été dernier, près de Percé, en Gaspésie, elle a du même coup mis la main sur plus de deux cents ans d’histoire. C’est que ce «secret d’alcôve aux pignons verts irlandais», publiait Le Devoir en 2003, a d’abord été construit par une famille de loyalistes du Rhode Island à la fin du XVIIIe siècle. Puis, il a été restauré et aménagé dans les années 1970 par un exproprié de l’île Bonaventure et sa compagne. Au fil des années, ces derniers y ont accueilli des invités de marque tels que Pauline Julien, François Bujold et Pierre Elliott Trudeau — oui, l’ancien premier ministre du Canada et célèbre père de l’actuel.
Difficile pourtant de croire à cette richesse patrimoniale dans l’état actuel de l’auberge Le Coin du Banc, rebaptisée Camp de base Coin-duBanc par ses nouveaux propriétaires, Jean-François Tapp et Pascale Deschamps. Autour des bâtiments sis au bord du golfe du SaintLaurent, le chant des vagues a laissé place à celui du marteau dans la dernière année. Des légions d’ouvriers se sont succédé tantôt pour surélever l’auberge et en solidifier les fondations, tantôt pour retaper le toit en tôle, le recouvrement extérieur en bardeaux de cèdre et les galeries anciennes, le tout dans un souci de respect du cachet «rusticosympathique» de l’endroit. À l’intérieur, les onze chambres ont aussi droit à une cure de rajeunissement, tout comme la salle à manger, les cuisines et le salon de conférence.
Ces jours-ci, l’heure est néanmoins à la réjouissance, puisque le Camp de base Coin-du-Banc accueille ses premiers clients. Depuis le 1er juillet, les trois chalets attenants à la bâtisse principale sont occupés à temps plein. L’auberge a quant à elle rouvert ses portes la semaine dernière, peu après que l’électricité et l’eau y eurent circulé à nouveau. En fait, seul le restaurant-bar demeure fermé. Pour l’instant, du moins. «C’est une question d’obtention de permis. D’ici la fin de l’été, nous serons ouverts à 100%, c’est sûr», affirme Jean-François Tapp. Manifestement, le succès sera au rendez-vous: avant même l’ouverture du Camp de base, plus de 350 nuitées y étaient déjà réservées. Il faut dire que le site, entre mer et montagnes, est enchanteur. Au loin, on aperçoit le rocher Percé côté jardin.
Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis l’époque des Mabe, des loyalistes d’origine écossaise qui habitaient le Rhode Island avant
Au menu : fat bike
sur les plages, planche à pagaie sur la mer, yoga au coucher du soleil ainsi que pêche au bar rayé
que la révolution américaine les force à l’exil. C’est à Corner of the Beach (littéralement le coin du banc de sable du village de Barachois) qu’ils échoueront en 1797 grâce à la générosité de la Couronne britannique. Ce petit hameau prospérera pendant plus d’un siècle sous la férule de cette famille d’entrepreneurs, explique Jean-Marie Fallu, historien et ex-directeur du Musée de la Gaspésie. « Les Mabe font du transport maritime, de la construction navale, de la transformation du bois. À un certain moment, ils mettent même du homard en conserve», énumère le conseiller en patrimoine et en muséologie.
Un remède à l’expropriation
En 1973, le lopin de terre et les bâtiments qui s’y trouvent sont rachetés, puis reconvertis par Sydney Maloney, un Gaspésien de descendance irlandaise qui venait de se faire expulser de «son» île Bonaventure par le gouvernement du Québec. C’est l’époque de l’expropriation sauvage de Forillon et des vagues de fermeture de villages en Gaspésie, prémisses aux Opérations Dignité. «Sydney est resté amer à la suite de cet événement, lui qui était né sur l’île Bonaventure en 1923 et qui y avait vécu toute sa vie. Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi de s’établir à Coin-du-Banc: on n’y voit pas l’île…», souligne l’expert.
N’allez toutefois pas croire que l’ambiance était lourde à l’auberge Le Coin du Banc. Bien au contraire: «Syd» a fait de ce premier gîte touristique en Gaspésie un lieu convivial et propice aux rencontres ainsi qu’à la création. «C’était un havre de paix pour les artistes de partout dans le monde, pas juste du Québec. On venait de loin pour rencontrer ce personnage haut en couleur, que l’on pouvait payer d’une oeuvre à défaut d’avoir de l’argent», raconte Jean-Marie Fallu. C’est ainsi que l’intérieur de l’auberge s’est garni au fil des années d’une foule d’objets anciens, de souvenirs et de tableaux portant parfois des signatures prestigieuses (Ozias Leduc, MarcAurèle Fortin, Alfred Pellan…). Au décès de Sydney Maloney en 2000, sa femme Lise De Guire, une infirmière qui a tout quitté pour son mari au début des années 1970, a continué à tenir les rênes de l’auberge.
L’idée de reprendre cet établissement est venue à Jean-François Tapp lors d’un des nombreux événements qu’il organise dans la région sous la bannière Gaspesia. «La plage de Coindu-Banc fait souvent partie de mes itinéraires de course à pied et de vélo de montagne. C’est un secteur avec beaucoup d’effet, même pour des Gaspésiens comme nous», admet-il. Lorsque l’occasion de l’acquérir s’est présentée, lui, sa copine et leurs trois enfants n’ont pas hésité longtemps. Un quart de million de dollars plus tard, ils en devenaient les propriétaires.
Tout en un
Depuis, le triple de cette somme a été englouti dans la rénovation des lieux. Le but: faire du Camp de base Coin-du-Banc un concept tout-en-un et quatre saisons. «Nous voulons créer des forfaits complets afin d’attirer des gens en Gaspésie à l’année. Les visiteurs pourront manger, dormir et se divertir sur place», lance Jean-François Tapp. Pour relever ce pari audacieux, ils comptent sur l’incroyable potentiel du terrain de jeu environnant. Au menu : fat bike sur les plages, planche à pagaie sur la mer, yoga au coucher du soleil ainsi que pêche au bar rayé. L’hiver, il est entre autres question d’escalade sur glace sur le pic de l’Aurore.
Jean-Marie Fallu se réjouit de voir le couple plein d’enthousiasme naviguer sur la mince ligne entre le passé et le futur. En Jean-François Tapp, il reconnaît d’ailleurs le Gaspésien créatif et débrouillard qu’était feu Sydney Maloney, qu’il a bien connu jadis. «La reprise de l’auberge est un bel exemple de réactualisation du patrimoine. Jean-François et Pascale vont s’approprier les lieux, leur donner un second souffle, sans néanmoins les pervertir. L’avenir de la région passe par des jeunes comme eux. »
[Le premiers propriétaires,] les Mabe font du transport maritime, de la construction navale, de la transformation du bois. À un certain moment, ils » mettent même du homard en conserve. JEAN-MARIE FALLU