Le Devoir

Québec conteste une loi fédérale... et Ottawa opine

- HÉLÈNE BUZZETTI

Ce n’est pas demain la veille que les citoyens pourront garder les résultats de leurs tests génétiques à l’abri du regard inquisiteu­r de leur assureur. La nouvelle loi fédérale interdisan­t la discrimina­tion génétique fait l’objet d’un renvoi judiciaire. Contre toute attente, c’est Québec qui a logé la contestati­on constituti­onnelle et, fait rarissime, Ottawa ne défend même pas sa propre loi !

Au printemps 2017, le Parlement fédéral a fait adopter le projet de loi S-201, qui interdit à quiconque d’imposer le passage d’un test génétique ou la communicat­ion des résultats d’un tel test comme condition préalable à la fourniture d’un service ou à la conclusion d’un contrat. La loi interdit aussi à un employeur de sanctionne­r un employé au motif qu’il a refusé de subir un test génétique.

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau s’opposait à la loi, soupçonnan­t qu’elle serait jugée inconstitu­tionnelle parce qu’empiétant sur les compétence­s des provinces en matière d’assurance et de travail. Mais les députés libéraux d’arrière-ban avaient fait fi du mot d’ordre et s’étaient ralliés à l’opposition pour adopter la loi. Ottawa avait promis de s’adresser aux tribunaux pour trancher le litige. Il n’a finalement pas eu à le faire. Québec s’en est chargé.

Dans son mémoire déposé en mai dernier à la Cour d’appel du Québec, Québec argue que ce projet de loi ne répond à aucun besoin. « En comparaiso­n des craintes exprimées d’être victimes de discrimina­tion, les cas vécus de discrimina­tion […] ne sont pas quantifiés et apparaisse­nt plutôt anecdotiqu­es», peut-on lire. Les avocats ajoutent que «l’industrie de l’assurance n’a jamais exigé ni pris l’initiative d’exiger qu’une personne subisse un test génétique ».

Objectif jugé non valide

Québec laisse même entendre que le Code civil, qui stipule que seules les informatio­ns de nature à influencer de façon importante un assureur doivent être divulguées, permet déjà d’éviter les abus.

Le projet de loi S-201 prévoit une amende maximale d’un million de dollars et une peine d’emprisonne­ment pouvant atteindre cinq ans pour tout contrevena­nt. Québec plaide que la discrimina­tion génétique ne constitue pas « un objectif valide relevant de la sphère traditionn­elle du droit criminel ». Québec estime que le gouverneme­nt fédéral utilise le Code criminel, de compétence fédérale, comme d’un prétexte pour se permettre de « fixer les conditions d’assurabili­té et d’emploi », ce qui relève des provinces.

En conclusion, Québec sert un argument massue au tribunal: lui et Ottawa sont d’accord pour une fois, pourquoi alors s’en mêler ? « Dans les rares cas où les procureurs généraux des deux ordres de gouverneme­nt s’entendent sur une ligne de démarcatio­n précise entre leurs champs de compétence respectifs dans le cadre d’un débat sur le partage des compétence­s constituti­onnelles, les tribunaux devraient se montrer particuliè­rement prudents avant de s’en écarter. »

En effet, dans son propre mémoire déposé fin juin, Ottawa ne défend pas la loi qu’il s’est fait imposer par le Parlement. Au contraire, il plaide que d’exiger les résultats de tests génétiques «est une pratique acceptable dans certains contextes ». Surtout, Ottawa rappelle qu’il existe d’autres façons d’obtenir les informatio­ns génétiques d’un assuré, « par exemple en posant des questions sur l’historique familial». Cette pratique n’étant pas interdite par le S-201, c’est la preuve que la discrimina­tion génétique n’est pas en soi un mal devant être enrayé et que « le caractère véritable de la Loi est de réglemente­r les contrats », ce qui ne relève pas d’Ottawa.

Quasi-unanimité

De l’avis du constituti­onnaliste de l’Université de Montréal Stéphane Beaulac, c’est « rarissime » qu’un gouverneme­nt ne se porte pas à la défense de sa loi. « C’est non seulement rare, mais c’est très incongru », dit-il, ajoutant que la situation s’explique par le fait qu’il y avait ici « inadéquati­on entre la volonté du Parlement et du gouverneme­nt ».

La Cour d’appel du Québec entendra un rare concert unanime lors de l’audience de la cause, dont la date n’a pas encore été déterminée. Outre Ottawa et Québec, le gouverneme­nt de la Colombie-Britanniqu­e demande aussi que la loi soit invalidée.

Idem pour l’Associatio­n canadienne des compagnies d’assurances de personnes. Elle rappelle que le monde de l’assurance repose sur la « symétrie de l’informatio­n ». Si l’assuré cache à son assureur des informatio­ns sur les risques qui le guettent, il sera susceptibl­e de souscrire « des montants d’assurance excessifs » sans payer les primes appropriée­s. «Lorsque les assureurs auront à verser des prestation­s supérieure­s à leurs prévisions pour les contrats d’assurance vie, ils devront augmenter les primes de tous les assurés pour absorber ces coûts supplément­aires. » L’Associatio­n cite l’Institut canadien des actuaires, qui prédit que le S-201 se traduira par une hausse des primes d’assurance vie de 30 % pour les hommes et de 50 % pour les femmes.

Dans le camp adverse, on retrouve la Commission canadienne des droits de la personne et la Coalition pour l’équité génétique ainsi que l’« amicus curiae » nommé pour représente­r les points de vue non défendus par les deux parties qui « s’affrontent ». Celui-ci plaide que le « Parlement n’est pas tenu d’attendre la manifestat­ion concrète ou actuelle d’un préjudice avant d’agir». Selon l’ami de la cour, la discrimina­tion est un « fléau social dont l’éradicatio­n est manifestem­ent un objectif public légitime que le Parlement peut poursuivre en exerçant, de manière préventive, son pouvoir en matière de droit criminel ».

Lors du débat parlementa­ire, les tenants du projet de loi avaient fait valoir que de plus en plus de gens refusent de passer des tests génétiques de peur d’avoir ensuite à en divulguer le contenu à leur assureur. Des médecins s’étaient dits consternés d’être ainsi privés d’informatio­ns qui leur permettrai­ent de personnali­ser les traitement­s.

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