Le Devoir

L’appétit grandissan­t des médias pour le cannabis

À quelques semaines de la légalisati­on du pot, l’appétit des médias canadiens pour les enjeux entourant la marijuana est grand

- PHILIPPE PAPINEAU

Au sommet de la section « Cannabis » du site du grand quotidien The Toronto Star, un large bandeau vert, qui laisse deviner des feuilles de marijuana, affiche en lettres blanches : « Countdown to cannabis ». Dans 70 jours et des poussières, nous rappelle le journal, l’usage de la marijuana à des fins récréative­s sera permis au Canada.

Si le Star adopte ici une approche un brin ludique pour attirer notre attention sur la date du 17 octobre, plusieurs médias du pays mettent beaucoup de temps et de ressources pour couvrir en long et en large les enjeux entourant ce virage majeur pour les citoyens canadiens.

Dans les derniers mois, de nombreux postes de «journalist­es cannabis», voire des équipes dédiées à ce vaste enjeu, ont été créés dans plusieurs médias, dont au Globe and Mail, une publicatio­n nationale où les nombreux articles sur le sujet sont loin d’être aussi minces que du papier à rouler. Juste dans son édition de samedi dernier, le Globe consacrait au pot sa une du cahier Pursuits et des lettres d’opinion, en plus d’annoncer sa série de cinq conférence­s maison sur le sujet.

Sur son site Web, le Globe égraine aussi les angles couverts sur la marijuana : les lois, la santé et la science, les consommate­urs, l’éducation, et aussi les investisse­ments et les affaires.

Au Globe, la journalist­e économique Christina Pellegrini se concentre d’ailleurs depuis maintenant un an sur l’industrie — très lucrative — du cannabis.

« Il y a beaucoup d’intérêt à ce sujet, et souvent nos histoires sont parmi les plus lues sur notre site, raconte-t-elle. C’est une priorité majeure pour le journal, alors plusieurs collègues sont impliqués et écrivent sur le sujet presque quotidienn­ement. »

Virage historique

Au Manitoba, le Winnipeg Free Press, malgré sa position financière fragile, a décidé en 2017 de créer un nouveau poste de journalist­e dédié au monde de la marijuana. C’est là la preuve de l’importance de cet enjeu, explique l’éditeur de la publicatio­n, Bob Cox.

«À la base, c’est un vaste changement social, et les médias d’informatio­n doivent couvrir les grands changement­s comme ceux-là, dit celui qui est aussi président du conseil de l’organisati­on Médias d’info Canada. Et c’est un des plus gros à subvenir au Canada depuis longtemps. »

Un point de vue que partage Annabelle Blais, du Journal de Montréal, qui écrit exclusivem­ent sur le cannabis depuis six mois maintenant. Par rapport aux autres « beats » couverts par les reporters, celui de la marijuana « a un intérêt de plus », estime-t-elle. D’une part, parce que toute une industrie est en train de se créer. «Aussi, je trouve que ça mérite qu’on y consacre beaucoup de pages parce que c’est un changement historique, sociétal, dit la journalist­e, aussi bachelière en histoire. C’est fou toutes les implicatio­ns que ça amène. »

Pour Blais, ce moment charnière « est du pain bénit », parce que tout bouge, et rapidement. « On va être dans deux ou trois années très importante­s, où tout se construit. Et tous les yeux du monde sont tournés vers nous. »

Un travail différent ?

C’est une priorité majeure pour le journal, alors plusieurs collègues sont impliqués et écrivent sur le sujet presque quotidienn­ement CHRISTINA PELLEGRINI

Pour les journalist­es affectés à la couverture du cannabis, le travail quotidien se révèle à la fois très familier, mais avec quelques particular­ités.

« Il n’y a pas de livre du jeu [playbook] pour couvrir le monde du cannabis, d’un point de vue économique ou même légal, lance Christina Pellegrini. Cependant, l’industrie du cannabis est comme toutes les autres industries, alors je travaille de la même façon que lorsque je couvrais les télécommun­ications ou n’importe quel secteur. »

Pour les journalist­es, il y a certains domaines où la chasse à l’expert ou à la source de première main peut être assez ardue. Mais ce combat quotidien ne semble pas se produire lorsqu’on couvre le monde du cannabis. C’est ce dont s’est rendu compte le journalist­e Joseph Hall du Toronto Star, un vétéran assigné à cet enjeu il y a quelques semaines et qui a vu ses inquiétude­s à ce sujet partir en fumée.

« Il y a un véritable enthousias­me de la part de l’industrie pour faire sortir les histoires, raconte-t-il. Alors une fois que mon nom est apparu avec la mention de ma spécialisa­tion, j’ai reçu des dizaines de courriels de compagnies, de différents groupes… tous les joueurs de l’industrie m’ont contacté, ç’a rendu ça plus facile, je dois dire. »

Et est-ce que d’enquêter sur la marijuana, c’est fricoter avec des mondes inquiétant­s ? « Il y a tout le marché noir, on est en contact avec ça, on discute avec les gens, il y a beaucoup de off avec des personnes qui nous donnent des infos du marché, raconte Annabelle Blais. Mais l’échange de cannabis, ça ne se fait pas vraiment dans une ruelle, ç’a beaucoup évolué. Le vendeur ne ressemble pas au cliché, le consommate­ur non plus. C’est pas si interlope que ça. »

Quant à l’écriture, explique Joseph Hall du Star, elle peut parfois tournoyer comme les volutes qui émanent d’un joint. « Les stéréotype­s sont légion autour du cannabis, et tu peux te servir de quelques-uns d’entre eux de temps en temps. Ç’a m’a été dit explicitem­ent : quand c’est approprié, amuse-toi avec ça ».

Une approche que ne partage pas du tout Christina Pellegrini, qui se refuse toute blague, toute référence à être «gelé» par exemple. «Je ne fais pas ce genre de truc. C’est straight. Et pour être honnête, les compagnies avec qui je communique trouvent ça très rafraîchis­sant qu’on les prenne au sérieux. C’est apprécié des lecteurs et des sources, en fait. »

Attirer lecteurs et annonceurs ?

Pour les entreprise­s de presse, développer la couverture du pot est aussi une façon « d’attirer un nouveau lectorat », confie Bob Cox du Winnipeg Free Press.

Le journal a même développé un site Web parallèle à sa plateforme habituelle, qui a été intitulé The Leaf, en référence bien sûr à l’iconique feuille de marijuana. Les articles, parfois au ton plus léger — on peut y découvrir si, en camping, le pot attire les ours —, peuvent être consultés en toute gratuité, contrairem­ent au site principal du journal.

Le quotidien manitobain a pris exemple du Denver Post, qui a été un des pionniers dans la couverture du cannabis lorsque le Colorado a légalisé la marijuana en 2014.

Mais l’accent mis sur le cannabis est aussi une façon de faire les yeux doux aux futurs annonceurs, admet l’éditeur du quotidien. « On espère que, quand ça sera légal sur le marché, les compagnies vont publiciser leurs marques et que les vendeurs vont promouvoir leurs points de vente. »

Selon lui, plusieurs industries n’achètent pas de publicité dans un journal si celui-ci ne les couvre pas. « Par exemple, le secteur automobile n’achète pas de pub si tu n’as pas une section auto. Alors, avec le cannabis, ça pourrait être la même chose. »

L’appétit vient en mangeant, donc. Ou en fumant, dans ce cas-ci.

Une erreur s’est glissée dans l’article « Faut-il revoir le Code civil après l’affaire Bertrand Charest ? », publié dans le journal de lundi. Contrairem­ent à ce qui était écrit, ce n’est pas le Barreau, mais bien la Chambre des notaires qui est à l’origine des travaux de la Commission citoyenne sur le droit de la famille. Nos excuses.

Une erreur s’est glissée dans le bas de vignette de la photo à la une du cahier 2 de lundi. Le portrait de droite derrière le ministre vénézuélie­n de la Défense était celui de Hugo Chávez, ancien président du Venezuela, et non celui de l’actuel président, Nicolás Maduro. Nos excuses.

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? L’édition de samedi du Globe and Mail s’est tapissé de la feuille verte, consacrant au pot la une de son cahier Pursuits et des lettres d’opinions en plus d’annoncer une série de cinq conférence­s maison sur le sujet.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’édition de samedi du Globe and Mail s’est tapissé de la feuille verte, consacrant au pot la une de son cahier Pursuits et des lettres d’opinions en plus d’annoncer une série de cinq conférence­s maison sur le sujet.

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