Le Devoir

L’Arabie saoudite hausse encore le ton

- MAGDALINE BOUTROS

L’Arabie saoudite persiste et signe : après avoir ordonné dimanche l’expulsion de l’ambassadeu­r canadien en poste à Riyad et gelé les relations commercial­es entre les deux pays, le royaume sunnite a annoncé qu’il transférer­ait les quelque 7000 étudiants qui bénéficien­t d’une bourse du gouverneme­nt saoudien pour étudier au Canada.

Déterminée­s à ne pas perdre de temps, du moins dans le jeu des apparences, les autorités saoudienne­s ont fait savoir que le processus de transfert des étudiants vers d’autres pays était déjà entamé.

« Les États-Unis et le Royaume-Uni auront la part du lion, étant donné les opportunit­és d’éducation dans ces deux pays, et nous avons commencé à coordonner avec les missions là-bas », a lancé Jassem al-Harbach, directeur du départemen­t des bourses au sein du ministère de l’Éducation, sur les ondes de la télévision étatique Al-Ekhbariya.

À l’Université McGill, 327 étudiants saoudiens fréquentai­ent l’établissem­ent au cours de l’année universita­ire 2017-2018. « Nous ne connaisson­s pas encore le nombre exact d’étudiants inscrits pour la prochaine année universita­ire ni l’incidence sur ces inscrip-

tions que pourraient avoir les mesures qui auraient été annoncées par le gouverneme­nt saoudien », a déclaré Vincent Campbell Allaire, agent aux communicat­ions.

L’Université Concordia, où évoluaient une soixantain­e d’étudiants saoudiens lors de la dernière année universita­ire, nage également en plein mystère. « À ce moment, nous attendons des clarificat­ions du gouverneme­nt sur ce que cela signifie pour ces étudiants et pour les futurs étudiants », a mentionné la porte-parole Mary-Jo Barr.

Freeland veut un dialogue

Cette escalade soudaine des pressions diplomatiq­ues et économique­s porterait le sceau du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, âgé de 32 ans. Une envolée coriace qui viserait ni plus ni moins à avertir tout pays occidental de se tenir bien tranquille sur la question des droits de la personne.

Jeudi dernier, la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, avait appelé à la libération de Raïf Badawi et de sa soeur Samar, une militante des droits de la femme récemment emprisonné­e. Des propos qui avaient trouvé écho dans un commentair­e publié sur Twitter, le lendemain, par le ministère canadien des Affaires étrangères, qui réclamait la libération « immédiate » de tous les défenseurs des droits de la personne.

En annonçant la rupture des liens diplomatiq­ues avec le Canada et l’interrupti­on de tous les échanges commerciau­x, dimanche, Riyad a vilipendé Ottawa, accusant le gouverneme­nt canadien d’ingérence dans ses affaires internes. À ce coup de semonce était jointe une menace : Riyad annonçait que toute autre « intrusion » canadienne dans ses affaires internes serait perçue comme un droit légitime pour le régime du roi Salmane d’intervenir à son tour dans les affaires internes canadienne­s.

Lundi après-midi, la ministre Freeland a pris la parole pour réaffirmer que le gouverneme­nt ne se taiera pas sur la question des droits de la personne.

«Le Canada défendra toujours les droits de la personne, incluant les droits des femmes et la liberté d’expression dans le monde entier », a certifié la ministre dans un communiqué. «Nous n’hésiterons jamais à promouvoir ces valeurs et nous croyons que ce dialogue est essentiel à la diplomatie internatio­nale», poursuit-elle, se disant néanmoins «profondéme­nt préoccupée» par l’expulsion du diplomate canadien.

Malgré le renvoi de l’ambassadeu­r, l’ambassade canadienne à Riyad poursuit ses opérations courantes, en offrant notamment des services consulaire­s.

Incertitud­e pour les Badawi

Aucune informatio­n n’a été diffusée sur les contrats conclus entre les deux pays qui pourraient être suspendus. General Dynamics Land Systems, l’entreprise de London, en Ontario, qui a signé un contrat de 15 milliards avec l’Arabie saoudite en 2014 pour exporter ses blindés légers vers le royaume, a indiqué au Devoir qu’elle ne souhaitait pas commenter la situation.

Kyle Matthews, directeur principal de l’Institut montréalai­s d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia, croit que le gouverneme­nt canadien a été pris de court par la réaction virulente de l’Arabie saoudite. « Ottawa avait adopté des positions fortes devant l’apartheid en Afrique du Sud, l’invasion de la Crimée par la Russie et la crise des Rohingyas au Myanmar, mais aucun de ces pays n’avait réagi de manière aussi vigoureuse », explique-t-il.

Le royaume wahhabite n’en est toutefois pas à son premier bras de fer avec un pays occidental sur l’épineux enjeu des droits de la personne. Kyle Matthews rappelle qu’en 2015, l’Arabie saoudite avait rappelé son ambassadeu­r de Suède et annulé un contrat militaire après que le gouverneme­nt suédois eut critiqué le traitement réservé à Raïf Badawi.

Cette escalade vient-elle compliquer les choses pour Raïf Badawi et sa soeur Samar ? Pas nécessaire­ment, croit Geneviève Paul, directrice générale par intérim d’Amnistie internatio­nale pour le Canada francophon­e. « Lorsque l’on met en lumière les cas de défenseurs des droits de la personne emprisonné­s, ça devient une forme de protection pour eux », estime-t-elle.

«L’agressivit­é de l’Arabie saoudite nous démontre qu’ils sont déterminés à répondre avec intimidati­on et menace plutôt que d’effectuer de véritables réformes dans le pays», insiste Geneviève Paul, qui demande du coup aux pays occidentau­x de joindre leurs voix à celle du Canada pour dénoncer haut et fort les violations des droits de la personne en Arabie saoudite.

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BANDAR AL-JALOUD AGENCE FRANCEPRES­SE/PALAIS ROYAL SAOUDIEN Cette escalade soudaine des pressions porterait le sceau du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à droite).
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