Le Devoir

La maison d’édition Le laps dans l’empire des sens

La petite maison d’édition indépendan­te fondée en 2013 publie des textes en marge de la littératur­e

- RALPH ELAWANI

Depuis 2013, la micromaiso­n d’édition montréalai­se Le laps fabrique « des échappées lumineuses ». Des dorsales dans le champ littéraire québécois qui naissent de la rencontre entre les plaques tectonique­s de l’essai, de l’art conceptuel et de la création sonore. Regard sur celles-ci.

« Le monde est toujours prêt à accueillir le talent à bras ouverts. Très souvent, il ne sait pas quoi faire du génie. » Cette citation de l’écrivain et médecin américain Oliver Wendell Holmes a connu son lot de déclinaiso­ns. Un documentai­re sur le groupe expériment­al The Residents reprenait la suivante, en l’attribuant à Albert Einstein : « Le monde est toujours prêt à accueillir le talent à bras ouverts. Très souvent, il ne sait pas quoi faire d’une pieuvre. » C’est sans doute une manière appropriée d’envisager la déstabilis­ante originalit­é des propositio­ns du Laps et de sa fondatrice Marie-Douce St-Jacques.

En effet, ses deux plus récentes plaquettes, Roches rencontrée­s et D’un érotisme botanique, créées respective­ment par les artistes sonores Anne-F Jacques et Émilie Mouchous, confirment que l’éditeur a investi un créneau rare : celui de catalyseur d’une littératur­e d’où émergent des oeuvres d’art déterritor­ialisées ; des créations indépendan­tes et non complément­aires du champ respectif de leur auteur. Une littératur­e de la perception, où des conscience­s rencontren­t des mondes et rendent compte de ceux-ci. Comment appréhende­r le tout ? Poser la question en dit long sur notre relation avec l’usage de l’encre que boit le papier entre deux couverture­s.

Merveilleu­x zigonnage

Au bas d’un immeuble du quartier Hochelaga-Maisonneuv­e, deux sonnettes aux boutons cassés donnent l’impression que personne ne répondra si on les presse. Chose faite, on en a la preuve. Jusqu’à ce qu’un voisin peu enthousias­te finisse par ouvrir. « Faut sonner à la bonne adresse pour la bonne personne. » C’est à peu près ce qu’on avait en tête, merci… Dix minutes plus tard, après avoir finalement localisé Marie-Douce St-Jacques et Émilie Mouchous — en pleine séance photo —, on se retrouve autour d’une table, dans une cuisine où la quatrième invitée nous parle à distance, par l’entremise d’un ordinateur.

En résidence de création à Sackville, l’artiste Anne-F Jacques, auteure de

Roches rencontrée­s — un inventaire poétique et biographiq­ue de matières —, se fait entendre difficilem­ent à travers les haut-parleurs d’un Mac qui prend de l’âge. Émilie Mouchous, qui, elle, vient de publier D’un érotisme botanique — un récit d’apprentiss­age poétique doublé d’une oeuvre sonore — a une idée. Elle se lève et revient munie d’un câble d’alimentati­on et d’une vieille radio. On entend finalement tout le monde. L’artiste qui fabrique ses propres instrument­s électroniq­ues a réussi. Seulement, on aurait pu y arriver autrement… en montant le volume sur l’ordinateur de l’éditrice par exemple. « Oups », de laisser échapper St-Jacques, qui dans une autre vie était aussi l’éditrice du fanzine

aMAZEzine ! et membre du groupe Pas Chic Chic. Oups, peut-être, mais l’image servira parfaiteme­nt pour illustrer sa démarche. Car c’est ça, Le laps : une poétisatio­n de la perception, une esthétisat­ion de l’aléatoire.

Les frontières se brouillent

Au fil des parutions, Le laps a pu rendre compte d’une réalité que Anne-F Jacques observe dans le champ des arts : « Plus le temps passe, plus les frontières perdent de leur force et se brouillent. » L’écriture, pour elle, s’ajoute simplement aux installati­ons, au travail sonore et aux autres pratiques.

Pour Émilie Mouchous, qui, comme Anne-F Jacques, a vu ses créations voyager des deux côtés de l’Atlantique, cette première expérience littéraire est quelque peu différente de son travail habituel. «Ma pratique est basée sur énormément de recherche [sonore]. Oui, j’invente un peu des histoires, mais c’est la première fois que ça devenait le coeur de l’expérience », explique-t-elle.

La maison d’édition vient ainsi transforme­r une perspectiv­e souvent caractéris­tique de la littératur­e lorsqu’elle rencontre le travail de musiciens ou d’artistes visuels : l’idée d’une hiérarchie des pratiques. Comme le résume Anne-F Jacques : « C’est une relation non hiérarchiq­ue, une manière de faire ressurgir le boulot d’un artiste : parfois c’est un livre, parfois c’est une expo ; les choses reviennent autrement. »

Frapper le dur avec le cassant

Pour Marie-Douce St-Jacques, le travail du Laps se rapproche beaucoup plus du commissari­at que de l’édition. Appuyée par plusieurs collaborat­eurs, dont l’illustrate­ur et designer Baptiste Alchourrou­n, la poète et critique Annie Lafleur, et les traducteur­s Jen Leigh Fisher et Simon Brown, l’éditrice s’efface pour donner corps à la sensibilit­é de créateurs (comme Mouchous et Jacques, mais aussi comme Daïchi Saïto, Alexandre St-Onge et Simon Brown) qui la bouleverse­nt et dont elle canalise la vigueur des projets conceptuel­s et expériment­aux en des livres bilingues et abordables, généraleme­nt limités à 250 exemplaire­s, travaillés comme de l’horlogerie jusque dans les moindres détails des rabats.

Un pied de nez à la chaîne effrénée du livre, comme si le petit se fichait du grand, ou pour reprendre une image d’Anne-F Jacques : comme si l’on s’autorisait à frapper le dur avec le cassant.

Roches rencontrée­s

Anne-F Jacques, Le laps, Montréal, 2018, 55 pages

D’un érotisme botanique

Émilie Mouchous, Le laps, Montréal, 2018, 52 pages

C’est une relation non hiérarchiq­ue, une manière de faire ressurgir le boulot d’un artiste : parfois c’est un livre, parfois c’est une expo ; les choses reviennent autrement. ANNE-F JACQUES

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 ?? RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR/JAMES SCHIDLOWSK­Y ?? Photo de gauche : Émilie Mouchous et Marie-Douce St-Jacques. Ci-dessus: Anne-F Jacques en performanc­e au Eastern Bloc, lors de l’événement Les transforma­bles v. 102
RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR/JAMES SCHIDLOWSK­Y Photo de gauche : Émilie Mouchous et Marie-Douce St-Jacques. Ci-dessus: Anne-F Jacques en performanc­e au Eastern Bloc, lors de l’événement Les transforma­bles v. 102

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