Le Devoir

Le coup de Riyad a porté

Ni les États-Unis ni l’Europe n’ont osé défier l’Arabie saoudite après le coup de semonce servi au Canada

- MAGDALINE BOUTROS LE DEVOIR

L’Arabie saoudite a rugi et tout porte à croire que son message a été entendu. Bien que la Commission européenne et les États-Unis aient réclamé, mardi, des « explicatio­ns » au royaume sunnite sur les récentes rafles visant des militantes des droits de la personne, il serait bien étonnant que d’autres pays occidentau­x emboîtent le pas du Canada en dénonçant ouvertemen­t les violations des droits de la personne au pays du roi Salmane, estiment des experts.

« Pour que ça arrive, il faudrait que les États-Unis mènent la charge, et ça n’arrivera pas », raisonne Thomas Juneau, professeur adjoint à l’École supérieure d’affaires publiques et internatio­nales de l’Université d’Ottawa.

La politique américaine est pro-saoudienne à 1000%, ironise Samir Saul, professeur d’histoire des relations internatio­nales à l’Université de Montréal.

Washington a bien «demandé au gouverneme­nt saoudien des informatio­ns supplément­aires sur la détention de plusieurs activistes », a affirmé une porte-parole du départemen­t d’État, mardi. Les États-Unis « encouragen­t le respect des libertés internatio­nalement reconnues et des libertés individuel­les », a-t-elle ajouté.

Mais cette réponse timide des ÉtatsUnis — qui permet de ménager tant son voisin canadien que son précieux partenaire saoudien — ne laisse aucun doute sur l’intention du gouverneme­nt de Donald Trump de préserver sa relation féconde avec l’Arabie saoudite.

À qui s’adressait donc le royaume wahhabite en attaquant avec tant d’excès le Canada ? Aux Européens, croit Samir Saul.

« La réponse est forte, spectacula­ire, voire théâtrale. L’Arabie saoudite semble vouloir dire : ça suffit, nous n’avons pas de leçons à recevoir, nous allons

Les pays occidentau­x, menés par les États-Unis, font toutes sortes de courbettes depuis la Deuxième Guerre mondiale pour gérer ce qui a toujours été une relation difficile THOMAS JUNEAU

réagir et nous avons de l’argent », analyse-t-il.

Encore là, la Commission européenne a servi une objection de façade aux agissement­s de Riyad.

La porte-parole Maja Kocijancic a déclaré, mardi, avoir « demandé des éclairciss­ements aux autorités saoudienne­s » au sujet des arrestatio­ns effectuées depuis le mois de mai, ajoutant ne pas vouloir s’immiscer dans des relations bilatérale­s. Elle s’est néanmoins dite en faveur d’un dialogue.

Une réaction qui n’a rien d’étonnant aux yeux de Thomas Juneau.

« Les Européens vont probableme­nt continuer de faire ce qu’ils ont toujours fait, c’est-à-dire maintenir une relation très proche avec l’Arabie saoudite, sur le plan commercial et stratégiqu­e, tout en gardant un dialogue ouvert sur la question des droits de la personne », estime-t-il.

Investir dans ses relations

En gelant ses relations diplomatiq­ues et commercial­es avec le Canada, après que le pays a réclamé la « libération immédiate » d’activistes politiques parmi lesquels se trouvent Raïf Badawi et sa soeur Samar, l’Arabie saoudite s’est donc délestée d’un partenaire mineur, tout en s’assurant que les autres pays occidentau­x comprennen­t qui détient le gros bout du bâton.

«Le levier de l’Arabie saoudite est très clair : c’est l’argent. Ils ne s’en cachent pas », souligne Samir Saul.

Avec un sous-sol gorgé de pétrole auquel s’abreuvent de nombreux pays européens et des pétrodolla­rs qui permettent de conclure des contrats commerciau­x exorbitant­s, notamment pour l’achat d’équipement­s militaires, le richissime royaume a la capacité de punir les voix dissidente­s.

Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France trônent d’ailleurs en tête des plus grands exportateu­rs d’armes qui prennent la direction de l’Arabie saoudite.

« Ce ne sont pas que des ententes militaires, il faut aussi les voir comme des ententes économique­s et politiques », souligne Thomas Juneau. Au-delà des équipement­s qu’il acquiert, le régime dictatoria­l investit dans ses relations.

« L’Arabie saoudite dit : “Je vous achète pour des dizaines de milliards de dollars d’armes, mais en échange, nous sommes des partenaire­s” », illustre M. Juneau.

Un partenaria­t qui est « difficile, désagréabl­e, mais nécessaire », en raison notamment du précaire équilibre régnant dans le monde arabe et de l’influence cyclopéenn­e du royaume.

« C’est pour ça que les pays occidentau­x, menés par les États-Unis, font toutes sortes de courbettes depuis la Deuxième Guerre mondiale pour gérer ce qui a toujours été une relation difficile », pointe Thomas Juneau.

Des donneurs de leçons

Déjà, plusieurs pays du Golfe se sont rangés derrière l’Arabie saoudite dans le bras de fer lancé contre le Canada. Selon Samir Saul, le message qui soustend la réaction sanguine de Riyad trouvera écho auprès de plusieurs pays du Sud.

« Tous les pays non occidentau­x se font donner des leçons sur leur manière de vivre, sur ce qu’ils doivent faire selon les valeurs occidental­es. C’est très mal vécu », indique-t-il.

Des pressions qui sont toujours unidirecti­onnelles.

« Ce sont uniquement les pays occidentau­x qui disent aux pays non occidentau­x “voici ce que vous devez faire” », rapporte Samir Saul, disant croire que l’Arabie saoudite a probableme­nt choisi cet angle d’attaque pour galvaniser les appuis.

Cette crise diplomatiq­ue s’inscrit d’ailleurs en droite ligne avec la nouvelle politique étrangère mise en avant par le prince héritier Mohammed ben Salmane depuis sa prise de pouvoir de facto en 2015.

« L’Arabie saoudite est devenue beaucoup plus ambitieuse, plus agressive et plus imprévisib­le », détaille Thomas Juneau, citant notamment la guerre au Yémen, l’embargo sur le Qatar et la prise en otage du premier ministre libanais Saad Hariri.

Faut-il donc s’attendre à ce que l’Arabie saoudite hausse le ton plus souvent sur la scène internatio­nale ?

« Absolument », croit Thomas Juneau. Et sans annoncer sa capitulati­on, la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland pourrait bien atténuer son discours dans les prochaines semaines, prédit Samir Saul.

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