Les gauchers, ces mystères de la science
Les scientifiques se creusent encore la tête pour expliquer ce qui fait la différence chez une personne en particulier
Aujourd’hui est célébrée la Journée internationale des gauchers, qui vise à sensibiliser le public aux inconvénients que subissent les « pattes gauches » dans un monde pensé pour les droitiers. C’est aussi l’occasion idéale de se pencher sur les raisons scientifiques déterminant la préférence manuelle, aussi bien à l’échelle individuelle que collective.
Dans les combats, les gauchers sont avantagés, car ils sont accoutumés à affronter des droitiers. Chez nos ancêtres simiesques gauchers, cet avantage au combat s’est probablement traduit par un plus grand succès reproductif.
Avec l’étude du génome humain, on a compris qu’il n’y avait certainement pas un seul gène en cause. On évalue maintenant qu’au moins une trentaine de gènes seraient impliqués. SEBASTIAN OCKLENBURG
Grâce à la sélection naturelle, on explique facilement pourquoi l’humain est plus habile d’une main que de l’autre. Toutefois, les scientifiques se creusent encore la tête pour expliquer ce qui fait la différence chez une personne en particulier.
La préférence manuelle — ou manualité — concerne toutes les activités pour lesquelles nous utilisons nos mains et nos bras, mais elle dérive de notre cerveau. Selon une étude internationale sur 12 000 sujets menée en 1992, seulement 10% des gens écrivent de la main gauche. Ce rapport inégal pourrait remonter à très loin dans l’histoire de notre espèce, puisque des outils vieux de 300 000 ans montrent déjà une prédominance des droitiers.
En fait, on observe une asymétrie entre la gauche et la droite dans le système nerveux de nombreuses espèces de vertébrés. Cette spécialisation apporte son lot d’avantages chez un individu donné, surtout en évitant le dédoublement des tâches cérébrales. « Le cerveau consomme 20 % de l’énergie du corps entier, même si c’est un organe relativement petit, explique Sebastian Ocklenburg, chercheur en neurosciences à l’université de la Ruhr à Bochum, en Allemagne. Plus tôt dans l’évolution, quand la nourriture n’était pas facilement accessible, il y avait une très forte pression pour réduire la demande énergétique du cerveau. »
Évidemment, cette économie de calories se constate aussi bien chez les droitiers que les gauchers. Toutefois, les collectivités humaines et animales gagnent à ce que la population entière penche pour un certain côté. Par exemple, des espèces de poissons réagissent plus rapidement à un prédateur arrivant de la gauche, ce qui améliore la cohésion de l’essaim. Chez les espèces plus intelligentes, les outils peuvent être plus facilement partagés si la préférence manuelle est commune.
Cependant, d’un point de vue individuel, il existe aussi des bénéfices à se distinguer de la préférence dominante. Dans les combats, les gauchers sont avantagés, car ils sont accoutumés à affronter des droitiers. Chez nos ancêtres simiesques gauchers, cet avantage au combat s’est probablement traduit par un plus grand succès reproductif.
L’ADN, une partie de la réponse
Si, dans la population, les raisons de la gaucherie s’expliquent assez bien, les chercheurs comprennent encore mal comment la préférence manuelle se détermine chez un individu donné. Ils savent cependant qu’elle se décide dans le ventre de la mère. Treize semaines après la conception, 90 % des foetus sucent déjà leur pouce droit, montrant une préférence qui a tendance à persister après la naissance.
Dans les années 1960, les scientifiques se sont convaincus que les préférences manuelles étaient déterminées par un seul gène. « Toutefois, au début des années 2000, avec l’étude du génome humain, on a compris qu’il n’y avait certainement pas un seul gène en cause, raconte M. Ocklenburg. On évalue maintenant qu’au moins une trentaine de gènes seraient impliqués.» « La génétique n’est pas toute la solution au casse-tête », ajoute-t-il.
D’ailleurs, une étude de 2006 regroupant les préférences manuelles de 21 127 paires de jumeaux a minimisé l’importance de la génétique. En réalisant une analyse statistique comparant les préférences manuelles des vrais jumeaux (monozygotes) à celles des faux jumeaux, les auteurs ont montré que seulement le quart de la variance dans la manualité s’explique génétiquement. Les trois quarts restants dépendent surtout de conditions intra-utérines qui influent sur l’expression des gènes chez le foetus — des effets dits « épigénétiques ».
Pour y voir plus clair, des chercheurs comme Sebastian Ocklenburg tentent de remonter jusqu’à la détermination initiale de la préférence manuelle. De manière remarquable, la fixation de ce trait est si précoce qu’elle survient avant que le cerveau soit relié aux petits pouces déjà en train d’être sucés. « Huit semaines après la conception, la moelle épinière n’est pas bien connectée au cortex cérébral, précise M. Ocklenburg. La préférence manuelle est donc très probablement déterminée dans la moelle épinière. »
Dans une étude parue l’année dernière, l’équipe de M. Ocklenburg a décelé 3 % d’asymétrie dans l’expression des gènes dans la moelle épinière d’embryons âgés de huit semaines. Les chercheurs expliquent ces différences entre la gauche et la droite par des effets épigénétiques. Plus tard dans le développement, l’asymétrie dans l’expression des gènes disparaît, mais la préférence manuelle persiste dans le cerveau.
Reste encore à comprendre pourquoi et comment la symétrie latérale se brise lors du développement des embryons. «C’est la grande question! s’exclame M. Ocklenburg. Nous avons quelques idées, mais vous devrez me reposer la question dans cinq ans. »