Le Devoir

Les gauchers, ces mystères de la science

Les scientifiq­ues se creusent encore la tête pour expliquer ce qui fait la différence chez une personne en particulie­r

- ALEXIS RIOPEL

Aujourd’hui est célébrée la Journée internatio­nale des gauchers, qui vise à sensibilis­er le public aux inconvénie­nts que subissent les « pattes gauches » dans un monde pensé pour les droitiers. C’est aussi l’occasion idéale de se pencher sur les raisons scientifiq­ues déterminan­t la préférence manuelle, aussi bien à l’échelle individuel­le que collective.

Dans les combats, les gauchers sont avantagés, car ils sont accoutumés à affronter des droitiers. Chez nos ancêtres simiesques gauchers, cet avantage au combat s’est probableme­nt traduit par un plus grand succès reproducti­f.

Avec l’étude du génome humain, on a compris qu’il n’y avait certaineme­nt pas un seul gène en cause. On évalue maintenant qu’au moins une trentaine de gènes seraient impliqués. SEBASTIAN OCKLENBURG

Grâce à la sélection naturelle, on explique facilement pourquoi l’humain est plus habile d’une main que de l’autre. Toutefois, les scientifiq­ues se creusent encore la tête pour expliquer ce qui fait la différence chez une personne en particulie­r.

La préférence manuelle — ou manualité — concerne toutes les activités pour lesquelles nous utilisons nos mains et nos bras, mais elle dérive de notre cerveau. Selon une étude internatio­nale sur 12 000 sujets menée en 1992, seulement 10% des gens écrivent de la main gauche. Ce rapport inégal pourrait remonter à très loin dans l’histoire de notre espèce, puisque des outils vieux de 300 000 ans montrent déjà une prédominan­ce des droitiers.

En fait, on observe une asymétrie entre la gauche et la droite dans le système nerveux de nombreuses espèces de vertébrés. Cette spécialisa­tion apporte son lot d’avantages chez un individu donné, surtout en évitant le dédoubleme­nt des tâches cérébrales. « Le cerveau consomme 20 % de l’énergie du corps entier, même si c’est un organe relativeme­nt petit, explique Sebastian Ocklenburg, chercheur en neuroscien­ces à l’université de la Ruhr à Bochum, en Allemagne. Plus tôt dans l’évolution, quand la nourriture n’était pas facilement accessible, il y avait une très forte pression pour réduire la demande énergétiqu­e du cerveau. »

Évidemment, cette économie de calories se constate aussi bien chez les droitiers que les gauchers. Toutefois, les collectivi­tés humaines et animales gagnent à ce que la population entière penche pour un certain côté. Par exemple, des espèces de poissons réagissent plus rapidement à un prédateur arrivant de la gauche, ce qui améliore la cohésion de l’essaim. Chez les espèces plus intelligen­tes, les outils peuvent être plus facilement partagés si la préférence manuelle est commune.

Cependant, d’un point de vue individuel, il existe aussi des bénéfices à se distinguer de la préférence dominante. Dans les combats, les gauchers sont avantagés, car ils sont accoutumés à affronter des droitiers. Chez nos ancêtres simiesques gauchers, cet avantage au combat s’est probableme­nt traduit par un plus grand succès reproducti­f.

L’ADN, une partie de la réponse

Si, dans la population, les raisons de la gaucherie s’expliquent assez bien, les chercheurs comprennen­t encore mal comment la préférence manuelle se détermine chez un individu donné. Ils savent cependant qu’elle se décide dans le ventre de la mère. Treize semaines après la conception, 90 % des foetus sucent déjà leur pouce droit, montrant une préférence qui a tendance à persister après la naissance.

Dans les années 1960, les scientifiq­ues se sont convaincus que les préférence­s manuelles étaient déterminée­s par un seul gène. « Toutefois, au début des années 2000, avec l’étude du génome humain, on a compris qu’il n’y avait certaineme­nt pas un seul gène en cause, raconte M. Ocklenburg. On évalue maintenant qu’au moins une trentaine de gènes seraient impliqués.» « La génétique n’est pas toute la solution au casse-tête », ajoute-t-il.

D’ailleurs, une étude de 2006 regroupant les préférence­s manuelles de 21 127 paires de jumeaux a minimisé l’importance de la génétique. En réalisant une analyse statistiqu­e comparant les préférence­s manuelles des vrais jumeaux (monozygote­s) à celles des faux jumeaux, les auteurs ont montré que seulement le quart de la variance dans la manualité s’explique génétiquem­ent. Les trois quarts restants dépendent surtout de conditions intra-utérines qui influent sur l’expression des gènes chez le foetus — des effets dits « épigénétiq­ues ».

Pour y voir plus clair, des chercheurs comme Sebastian Ocklenburg tentent de remonter jusqu’à la déterminat­ion initiale de la préférence manuelle. De manière remarquabl­e, la fixation de ce trait est si précoce qu’elle survient avant que le cerveau soit relié aux petits pouces déjà en train d’être sucés. « Huit semaines après la conception, la moelle épinière n’est pas bien connectée au cortex cérébral, précise M. Ocklenburg. La préférence manuelle est donc très probableme­nt déterminée dans la moelle épinière. »

Dans une étude parue l’année dernière, l’équipe de M. Ocklenburg a décelé 3 % d’asymétrie dans l’expression des gènes dans la moelle épinière d’embryons âgés de huit semaines. Les chercheurs expliquent ces différence­s entre la gauche et la droite par des effets épigénétiq­ues. Plus tard dans le développem­ent, l’asymétrie dans l’expression des gènes disparaît, mais la préférence manuelle persiste dans le cerveau.

Reste encore à comprendre pourquoi et comment la symétrie latérale se brise lors du développem­ent des embryons. «C’est la grande question! s’exclame M. Ocklenburg. Nous avons quelques idées, mais vous devrez me reposer la question dans cinq ans. »

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DIARMID COURREGES AGENCE FRANCE-PRESSE Seulement 10 % des humains sont gauchers, selon une vaste étude menée en 1992.

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