Le Devoir

« Le rêve de Champlain », ce n’était qu’un rêve

- Mathieu d’Avignon Historien et enseignant en univers social et en anglais au secondaire Auteur et coauteur d’études sur Champlain et son temps et auteur d’une réédition en français moderne de ses récits de voyages en Nouvelle-France

Depuis la parution de la biographie Le rêve de Champlain de David Hackett Fischer et la diffusion de la télésérie du même titre sur TFO, plusieurs tombent dans le piège de l’hagiograph­ie (en n’insistant que sur l’humanisme que lui attribue Fischer sans le démontrer) et de la téléologie (en transposan­t des valeurs actuelles à une époque passée). On a même cité l’humanisme et le rêve de Samuel de Champlain (tels que conçus par Fischer) en exemple dans la polémique entourant la pièce de théâtre Kanata ! C’est dire la portée de cette biographie.

Champlain joue un rôle central dans la fondation et, oui, il fait preuve de respect envers les Amérindien­s, mais il n’était pas aussi tolérant et son rôle n’était pas aussi élargi que certains l’ont affirmé. Depuis que l’on parle du « rêve de Champlain », c’est comme si des génération­s de chercheurs avaient travaillé en vain pendant des décennies. On commençait à peine à entrevoir l’homme qui a précédé le personnage/le héros, l’évolution de son discours narratif. À comprendre la complexité de la géopolitiq­ue amérindien­ne et des réseaux de Français catholique­s et protestant­s impliqués dans la fondation. Que le pouvoir décisionne­l de Champlain était limité et qu’il s’adaptait à ses supérieurs. Le travail de génération­s de chercheurs portait ses fruits, amenant de nouvelles connaissan­ces et une meilleure compréhens­ion de cette époque fondatrice… Sur certains pans de l’histoire du Québec, nous risquons de reculer dans le temps d’un demi-siècle (dans le long processus de réécriture d’une histoire plus scientifiq­ue qui a débuté au milieu du XIXe siècle) si nous ne constatons pas dès maintenant qu’une partie du « rêve de Champlain » n’était qu’un rêve. Celui de son biographe de surcroît !

Fischer commet des erreurs d’interpréta­tion inacceptab­les. Pour justifier l’« humanisme » de Champlain, concept central dans ledit « rêve », il le représente comme responsabl­e de la définition de la politique amérindien­ne de la France et de la diplomatie franco-amérindien­ne avant 1609. Or, ce n’est qu’à partir de 1608 (à cette date, Pierre Dugua de Mons mandate François Gravé du Pont pour la diplomatie et Champlain pour la constructi­on de l’habitation de Québec) que Champlain est lieutenant officiel d’un supérieur en poste et qu’il représente son roi en négociant des alliances avec des chefs autochtone­s (ce qu’il fera dès le printemps suivant).

De 1608 à 1635, il obéit aux ordres des monarques et des dirigeants coloniaux qu’il représente. À aucun moment, il ne définit la politique amérindien­ne de la France. Il n’était qu’un lieutenant ! Il appliquait la politique d’alliances d’Henri IV, maintenue jusqu’à la chute de la Nouvelle-France en 1763. Pour comprendre les origines desdites alliances, c’est vers Henri IV qu’il faut se tourner. En 1603, en nommant Dugua son lieutenant général en Nouvelle-France, il lui ordonne notamment de conclure des alliances, traités, paix et confédérat­ions avec les « princes » autochtone­s. En ignorant ces faits, Fischer se trompe et induit ses lecteurs en erreur.

Le rêve et les faits

Autre lacune grave de la thèse de Fischer. Il représente son sujet comme étant plus « humaniste » que ses devanciers et contempora­ins parce qu’il aurait été plus tolérant aux autres religions (le protestant­isme et l’animisme). En fait, Champlain véhicule un double discours. Il reconnaît que les Amérindien­s forment des «nations» et des «peuples», mais il les décrit aussi comme des « sauvages », des « bêtes brutes », «sans foi ni loi», pactisant avec le « Diable », que la France entend civiliser et convertir au catholicis­me.

Suivant la politique coloniale qu’il applique tout au long de sa carrière canadienne, il vise à long terme la conquête de leurs territoire­s, leur assujettis­sement et leur acculturat­ion. Il veut en faire des Français, des sujets du roi de France ! Par ailleurs, que penser de ses appels à l’exclusion des protestant­s de la colonie naissante dès 1613, quatorze ans avant leur exclusion officielle par Louis XIII et Richelieu lors de la création de la Compagnie des Cent-Associés ? Si Champlain avait été si tolérant des différence­s religieuse­s que le croit Fischer, il se serait opposé à cette décision. L’historien François-Xavier Garneau a montré que ce fut une erreur stratégiqu­e pour le peuplement colonial qui devient rapidement, dès le XVIIe siècle, inférieur à ceux de la Nouvelle-Hollande et des Treize Colonies anglaises naissantes.

Champlain fut en réalité le premier administra­teur colonial à réclamer l’exclusion des protestant­s de la NouvelleFr­ance (une autre fissure apparaît dans le buste du héros) ! Et que penser de l’article de l’acte de création de ladite compagnie (dont Champlain était associé !) qui stipule que les Amérindien­s convertis au catholicis­me deviennent des « naturels Français»? Nous sommes loin d’un climat de tolérance religieuse. Fischer ne voit/dit pas tout cela, tout comme le projet et le processus de conquête des territoire­s et de leurs habitants en cours.

Champlain fut un homme d’exception, c’est indéniable. Mais ne nous emballons point. Laissons de côté le rêve pour revenir aux faits historique­s.

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WIKICOMMON­S / EDMOND-JOSEPH MASSICOTTE Champlain fut en réalité le premier administra­teur colonial à réclamer l’exclusion des protestant­s de la Nouvelle-France.

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