Le Devoir

V. S. Naipaul, mort d’un érudit voyageur

L’écrivain britanniqu­e, Prix Nobel en 2001, est décédé samedi à 85 ans. Souvent polémiques, ses textes et ses prises de position lui ont attiré de nombreuses inimitiés.

- MATHIEU LINDON

En 2001, un mois après le 11 Septembre, Vidiadhar Surajprasa­d Naipaul — qui aurait eu 86 ans vendredi s’il ne venait de mourir — recevait le prix Nobel de littératur­e.

Pour le coup, on ne peut pas reprocher un goût immodéré du consensus à l’Académie suédoise qui justifiait ainsi son choix :« V. S. Naipaul est un circumnavi­gator littéraire, jamais réellement chez lui qu’en lui-même, dans sa voix inimitable. Singulière­ment loin des modes et des modèles littéraire­s, il a soigneusem­ent fondu les genres existants en un style qui lui est propre, dans lequel les distinctio­ns habituelle­s entre fiction et non-fiction sont d’une importance secondaire. Le domaine littéraire de Naipaul s’est étendu bien au-delà de l’île de Trinidad, son premier sujet, et embrasse désormais l’Inde, l’Afrique, l’Amérique du sud au nord, les pays musulmans d’Asie, et, ce n’est pas le moindre, l’Angleterre. Naipaul est l’héritier de Conrad en tant qu’analyste du destin moral des empires, et de leurs répercussi­ons sur les êtres humains. Son autorité de narrateur est fondée sur la mémoire de ce que d’autres ont oublié, l’histoire des perdants. »

À sa manière, il fut l’un des premiers po st colonialis­tes, mêmes ilepo st colonialis­me était loin d’ imaginer qu’on puisse l’assaisonne­r à cette sauce-là.

V. S. Naipaul était né à Trinidad en 1932 d’une famille de pauvres immigrants hindous dont le père, journalist­e au Guardian et lui-même écrivain, avait commencé l’ascension sociale. Le futur Nobel était de haute caste, mais de petites finances. Une bourse lui permit de faire ses études à Oxford et il s’installa en Angleterre en 1953 tout en restant proche de l’Inde dont était issue sa famille. Quelques mois après le Nobel, lors d’affronteme­nts entre musulmans et hindous dans le pays, Salman Rushdie a écrit : « En revanche, un autre écrivain, le prix Nobel V. S. Naipaul, dans un discours prononcé en Inde une semaine avant l’éruption de la violence, a dénoncé en masse les musulmans indiens et fait parallèlem­ent l’éloge du mouvement nationalis­te. […] En y apportant sa caution [aux pires nationalis­tes hindous], V. S. Naipaul se pose en compagnon de route du fascisme et porte en disgrâce les couleurs du Nobel. » L’auteur d’Une maison pour Monsieur Biswas, le plus célèbre de ses premiers livres où il évoque son enfance et le personnage de son père, a toujours eu le don de se faire des ennemis et a manifestem­ent souhaité le cultiver du mieux qu’il a pu. Il a estimé « incompréhe­nsible » l’oeuvre de James Joyce et « prédatrice » l’homosexual­ité colonialis­te d’E. M. Forster, l’auteur de la Route des Indes. Les Indiens ont pu le traiter de « traître » pour ses écrits sur le pays et les musulmans en tant que tels n’ont pas de raisons de l’adorer. « Tout ce que l’on peut dire, c’est que le concept de guerre religieuse est fondamenta­l dans la religion musulmane. Tant que vous êtes faible, évidemment vous ne pouvez pas vous battre, sinon au fond de vous-même. Mais dès que vous croyez être fort, politiquem­ent, militairem­ent, alors vous pouvez mener une vraie guerre », a-t-il par exemple déclaré à Libération.

« Névrose collective »

En 1981, il écrit Crépuscule sur l’islam. Voyage au pays des croyants à partir de quatre pays musulmans non arabes où il a séjourné: l’Indonésie, l’Iran, la Malaisie et le Pakistan. Après avoir refait le voyage, il publie dix-sept ans plus tard Jusqu’au bout de la foi. Entretien dans Libération en 1998: «En Iran, une femme m’a dit avec une passion soudaine : « Les Persans ne comprennen­t pas qu’ils ont été conquis par les Arabes, combien leur défaite historique constitue encore aujourd’hui une catastroph­e psychologi­que. » De même en Malaisie et en Indonésie, qui appartenai­ent culturelle­ment à la sphère indienne, les peuples ont rejeté, il y a quelques centaines d’années, leur propre passé, leur propre culture, et de ce rejet est né un traumatism­e dont on mesure encore les effets aujourd’hui. Ces phénomènes de névrose collective et individuel­le liés à la conversion sont au centre du livre. » Et aussi : « Au Pakistan, ce sont la cruauté et la violence ambiantes que j’ai eu le plus de mal à comprendre: ce pays est une prison, surtout pour les plus pauvres, c’est un peuple d’esclaves emprisonné­s dans leur propre foi. Plus généraleme­nt, j’ai rencontré dans ces pays une grande frustratio­n : comme la religion est censée avoir réponse à tout, la réflexion intellectu­elle y est comprimée. C’est un vrai problème : la pensée des gens a tendance à tourner sur elle-même, sans orientatio­n. » « Je ne me sens ni héroïque ni courageux. Je tente seulement de décrire la réalité le plus exactement possible », disait-il encore à Libération en 2001. Toutefois, il y aurait quelque chose d’injurieux pour le talent de Naipaul à ne considérer son oeuvre que sous un angle politique. Si les femmes, les progressis­tes et les religieux de toutes obédiences ont peu de raisons d’adorer l’écrivain, un texte comme À la courbe du fleuve est susceptibl­e de réconcilie­r tout le monde avec l’Académie Nobel, surtout quand elle voit en Naipaul un descendant de Conrad, certains n’hésitant pas à comparer le texte à Au coeur des ténèbres pour la connaissan­ce de l’Afrique qu’il apporte presque malgré lui aux lecteurs. « Ne pas écrire, c’est ne pas contempler ; ne pas contempler, c’est se révéler incapable d’extraire le sens réel, la pleine valeur de son expérience ; c’est laisser la vie, le temps, s’écouler sans avoir de significat­ion », répond-il en 1985 à la question « Pourquoi écrivezvou­s ? » posée par Libération. Il lui a fallu expériment­er sans l’avoir choisi diverses formes (romans, nouvelles, récits ou enquêtes de voyage) pour parvenir, selon lui, à trouver des significat­ions en adéquation avec son époque, comme si, au fil des livres, l’ancien romancier avait estimé que le roman était d’un autre temps.

Si les femmes, les progressis­tes et les religieux de toutes obédiences ont peu de raisons d’adorer l’écrivain, un texte comme À la courbe du

fleuve est susceptibl­e de réconcilie­r tout le monde avec l’Académie Nobel

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V.S. Naipaul

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