Le Devoir

Lieux de pouvoir : les quartiers du premier ministre

Du salon Bleu au « Jet à Lesage », en passant par le 12e étage du gratte-ciel d’Hydro-Québec à Montréal, Le Devoir a survolé quelques-uns des lieux de pouvoir où le Québec moderne a été construit. Dernier de quatre textes.

- MARCO BÉLAIR-CIRINO DAVE NOËL

Le premier ministre accède à son bureau montréalai­s, situé au 2001, avenue McGill College, au moyen d’un ascenseur dérobé. Arrivé à destinatio­n, une voix résonne: «Quatrième étage.» Elle laisse aux passagers une impression de déjà entendu. Pour cause, il s’agit de celle de Jean Charest.

Après sa défaite électorale, le premier ministre sortant a enregistré l’annonce des étages de l’ascenseur réservé au chef du gouverneme­nt et à sa garde rapprochée de la tour HSBC : « rez-dechaussée », « quatrième étage »…

Ainsi, la voix de M. Charest s’élevait chaque fois que sa successeur­e, Pauline Marois, entrait ou sortait du bureau du chef du gouverneme­nt de la métropole, qui est situé aux confins d’un dédale de couloirs recouverts d’un vilain tapis olive. « Elle va m’entendre tout le temps qu’elle sera là », a-t-il dit à ses complices, pas peu fier de son coup. Et M. Charest annonce toujours les étages du 2001, avenue McGill College, a constaté Le Devoir.

Contrairem­ent à ses prédécesse­urs, Philippe Couillard ne trouve pas refuge dans le bureau de Montréal la plupart des journées où l’Assemblée nationale fait relâche. « J’y vais régulièrem­ent. Mais j’y passe moins de temps qu’ici », explique le député de Roberval. Le Devoir l’a rencontré dans son bureau du troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier de la colline Parlementa­ire. C’est là qu’il gouverne. « Si on cherche une image concrète du lieu de pouvoir politique de l’État du Québec, c’est ici, c’est dans cette salle », souligne M. Couillard, quatre ans et demi après s’être vu confier les commandes de l’État québécois.

Sa personnali­té dans le décor

La table de travail, qui a été offerte par l’Union nationale au premier ministre Maurice Duplessis en 1958, trône fièrement dans la pièce. « Tous les premiers ministres, depuis, se sont assis derrière ce bureau-là », fait remarquer l’homme politique. « C’est une oeuvre de bois massif. Je ne sais pas si on pourrait faire la même chose aujourd’hui avec les armoiries en avant, et tout. »

Deux toiles sont accrochées au mur lui faisant face. À gauche, un voilier s’aventure dans une mer agitée. « Il y a toujours de la houle lorsqu’on gouverne. Ce n’est pas un fleuve tranquille. Il y a toujours des choses imprévues, des difficulté­s qu’on rencontre, qui sont plus importante­s qu’on pensait », dit-il. À droite, un pêcheur de saumon tient fermement sa canne qui ploie comme un arc. Il a fait une prise. « C’est un rush d’adrénaline », dit M. Couillard, les yeux scintillan­ts devant la pièce Fosse à saumons sur la rivière Godbout de Frederick Arthur Verner (1877). «Ça me rappelle ce que j’aime le mieux faire, à part le travail. »

Le premier ministre échange avec les membres de son équipe autour d’une table rectangula­ire s’élançant près des fenêtres. « C’est plus quotidien : des discussion­s d’arbitrage sur les finances publiques, des ministres qui viennent nous voir pour nous présenter leurs projets, les députés [aussi] », explique-t-il.

Des photos sur lesquelles il apparaît avec des chefs politiques (Barack Obama, François Hollande, Emmanuel Macron, Raúl Castro, pour ne nommer que ceux-ci) et spirituel (le pape François, qui l’a invité à prier pour lui) sont disposées sur un meuble à compartime­nts aux côtés du traité de théorie politique De l’esprit

des lois, de Montesquie­u et de dessins d’enfants. « J’aime les dessins d’enfants parce qu’ils sont tellement spontanés », note-t-il. Des photos de famille sont aussi posées ici et accrochées là. Sur l’une d’elles, il figure en culottes courtes aux côtés de son père. « Je dois d’ailleurs en mettre à jour parce que, maintenant, on a cinq petits-enfants. »

Le chef du gouverneme­nt attire l’attention sur un fac-similé d’un document sur lequel apparaît la signature du gouverneur de la Nouvelle-France, Charles Jacques Huault de Montmagny — « Montmagny, lui-même », souligne-t-il — ainsi que la marque du premier colon de Québec Guillaume Couillard, dont Philippe Couillard est le descendant après 11 génération­s. « Je trouve très émouvant de voir cela. […] Il y a avait une marque parce qu’il ne savait pas lire et écrire. Il savait compter par exemple. C’était un charpentie­r de marine ! », s’enorgueill­it-il.

Le temps file. Son attachée de presse l’invite à poursuivre la visite dans la salle voisine. Le premier ministre balaie du regard son bureau. « Ma collection de Tintin ! », s’exclame-t-il, avant de faire demi-tour. Il invite Le Devoir à le suivre vers une table sur laquelle il a rassemblé des albums — Objectif Lune et On a marché sur la Lune sont ses préférés —, des figurines et des accessoire­s de toutes sortes à l’effigie du reporter globe-trotteur. « Les Belges, comme ils savent que j’aime bien Tintin, ils m’amènent toujours un truc. »

Il reçoit les dignitaire­s dans la pièce voisine: «la salle d’entretien» où un drapeau du Québec et un drapeau du Saguenay–Lac-Saint-Jean s’élancent entre deux fauteuils. Le second laisse place à celui de l’invité du premier ministre. « Le visiteur, curieuseme­nt, on ne s’y attend pas, s’assoit du côté du drapeau du Québec », mentionne M. Couillard.

Lieu de rencontre

Le «PM» se met en marche vers la salle du Conseil des ministres. Il s’arrête quelques secondes devant un bureau derrière lequel est attelé son directeur de cabinet. « Il a plus de papiers que moi sur son bureau. […] C’est quelqu’un de très important et de très occupé », dit M. Couillard. Il salue de l’autre côté du couloir son adjointe, à qui incombe la tâche ingrate de le « rappel[er] à l’ordre » lorsqu’« [il] prend du retard ». Justement…

La salle du Conseil des ministres a été aménagée à l’autre extrémité de l’édifice Honoré-Mercier, un étage plus bas — qui est occupé par la haute fonction publique. N’y entre pas qui veut. Un agent spécial contrôle l’accès. « Ça aussi, c’est une salle historique. Il s’est passé beaucoup de choses ici », fait remarquer M. Couillard au milieu de la salle. « Normalemen­t, le Conseil des ministres, c’est l’endroit où se terminent les dossiers. Les véritables délibérati­ons, j’insiste toujours pour qu’elles soient faites dans les comités ministérie­ls. On ne peut pas recommence­r… Quand je vois qu’on recommence un comité ministérie­l ici, j’interromps la discussion et ça retourne en comité, pour revenir ici », indique-t-il.

Avant le début des travaux, les membres du Conseil des ministres s’assoient généraleme­nt dans l’antichambr­e, attenante à la salle du Conseil des ministres. « Il se fait beaucoup de négociatio­ns et de compromis dans cette sallelà », mentionne le premier ministre.

Une étagère en bois permet aux ministres de déposer leurs appareils électroniq­ues, à commencer par leur téléphone intelligen­t. « Je n’aime pas voir les gens pitonner pendant les réunions. Tous ne sont pas très assidus. Il faut toujours vérifier », dit M. Couillard, affichant une certaine résignatio­n.

Aller-retour

En 1972, le bureau du premier ministre est déménagé dans le « Bunker » de la Grande-Allée. Le chef du gouverneme­nt regagne ses anciens appartemen­ts sous Bernard Landry, en 2002, après un intermède bétonné de 30 ans. « J’étais d’accord », souligne le président de l’Assemblée nationale de l’époque, Jean-Pierre Charbonnea­u. «Je trouvais que l’édifice Honoré-Mercier donnait plus de panache au pouvoir exécutif. [Le bunker], ça faisait pic-pic pas mal », dit-il.

Le nouvel environnem­ent est rapidement adopté par les chefs de gouverneme­nt. Certains peinent à le quitter. C’est le cas de Pauline Marois au lendemain de sa défaite électorale du 7 avril 2014. La passation des pouvoirs n’a lieu que le 16 avril. Ce jourlà, la première ministre sortante livre un ultime discours dans le hall de l’édifice. « Ça fait vingt fois que je le lis, je ne réussis pas encore à passer au travers », déclare-t-elle. Le pouvoir se brise sous ses pieds.

Il s’est passé beaucoup de choses ici. Normalemen­t, le Conseil des ministres, c’est l’endroit où se terminent les dossiers. Les véritables délibérati­ons, j’insiste toujours pour qu’elles soient faites dans les comités ministérie­ls.

PHILIPPE COUILLARD

 ?? CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR ?? « Il y a toujours de la houle lorsqu’on gouverne. Ce n’est pas un fleuve tranquille », a dit le premier ministre, expliquant la présence d’un tableau représenta­nt un voilier sur les murs de son bureau de l’édifice Honoré-Mercier.
CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR « Il y a toujours de la houle lorsqu’on gouverne. Ce n’est pas un fleuve tranquille », a dit le premier ministre, expliquant la présence d’un tableau représenta­nt un voilier sur les murs de son bureau de l’édifice Honoré-Mercier.

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