Le Devoir

À marquer d’une pierre blanche

- GUY TAILLEFER

Le jugement est accablant, mais Monsanto n’en a cure et en appellera, continuant de clamer, par la voix de Bayer, son nouveau propriétai­re, que « le glyphosate est sûr et non cancérigèn­e ». Preuve s’il en faut que les 4000 procédures intentées aux États-Unis, semblables à celle du jardinier américain Dewayne Johnson, ne seront pas de trop pour venir à bout de l’irresponsa­bilité de la multinatio­nale et de la tendance des gouverneme­nts à détourner le regard face aux enjeux écologique­s et sanitaires que pose l’usage à grande échelle des pesticides et des herbicides.

Jugement historique, certes, puisque, au-delà du dédommagem­ent de 289,2 millions de dollars américains accordé vendredi à M. Johnson par la justice californie­nne, il est le premier à faire le lien entre cancer et glyphosate, principe actif du fameux Roundup, l’herbicide le plus vendu au monde. Les jurés ont jugé que les produits à base de glyphosate étaient « un facteur substantie­l » du lymphome non hodgkinien dont souffre M. Johnson, aujourd’hui âgé de 46 ans. Non moins capital est le fait qu’ils ont conclu à la « malveillan­ce » de la société pour ne pas avoir informé le plaignant, et par extension l’ensemble de ses clients, des dangers pour la santé que représenta­it l’exposition au produit.

Car, ce faisant, ce jugement se trouve à confirmer la validité des « Monsanto Papers », ces centaines de documents internes du géant de l’agrochimie dont la justice fédérale américaine avait forcé la publicatio­n en 2017. Des documents qui ont mis au jour le scandale par lequel l’entreprise avait manipulé les données scientifiq­ues concernant le Roundup et passé sous silence les risques qu’il représenta­it et dont elle avait commencé à prendre conscience dès le début des années 1980. Scandale d’autant plus ample qu’en Europe comme aux États-Unis, les autorités ont été dupes de ces manipulati­ons, sinon complices par négligence, pour ne pas avoir affiché face aux « études » de l’entreprise davantage d’esprit critique.

Au contraire de la plupart des agences réglementa­ires, le Centre internatio­nal de recherche sur le cancer (CIRC) est l’une des rares organisati­ons à avoir classé, en 2015, le glyphosate comme « cancérigèn­e probable ». Des agences comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence de protection de l’environnem­ent (EPA) aux États-Unis ont, elles, conclu à l’innocuité de la substance. L’EFSA a été couverte d’opprobre après que le quotidien britanniqu­e The Guardian eut rapporté que les évaluation­s de l’agence avaient été copiées des études de Monsanto… Quant à l’EPA, son indépendan­ce est aujourd’hui plus que jamais remise en question dans un contexte où le gouverneme­nt Trump en a confié le pouvoir décisionne­l aux lobbyistes de l’industrie chimique.

Si le jugement n’épuise pas le débat scientifiq­ue, il est une injonction faite aux gouverneme­nts de se montrer beaucoup plus vigilants. À long terme, il faut espérer que des jugements de cette nature agiront sur l’industrie agricole à l’échelle mondiale afin d’en freiner la logique d’exploitati­on intensive par OGM. Il ne serait pas inutile qu’il fasse réfléchir le gouverneme­nt canadien qui a autorisé en avril 2017 l’utilisatio­n des produits à base de glyphosate pour une nouvelle période de 15 ans. C’est une décision de justice qui, en tout cas, apporte de l’eau au moulin du débat qu’ont à ce sujet les Européens, dont plusieurs des gouverneme­nts, à commencer par celui de la France, semblent développer une conscience plus aiguisée de ces enjeux.

Le glyphosate n’a finalement été autorisé, fin 2017, que pour cinq ans par l’Union européenne au terme de deux ans d’intenses débats déclenchés par la prise de position scientifiq­ue du CIRC. Plus intéressan­t encore est le fait que, de fil en aiguille, ces débats n’ont plus seulement porté sur la durée de renouvelle­ment de la licence, mais sur l’éventualit­é d’une interdicti­on pure et simple du produit. « … Au-delà d’une réautorisa­tion […], ce sur quoi il faut travailler, avait déclaré à l’époque le ministre français de la Transition écologique, Nicolas Hulot, c’est comment petit à petit, mais assez rapidement, on va s’affranchir de toutes ces molécules qui occasionne­nt une défiance entre les consommate­urs et le mode alimentair­e. »

En réaction au jugement californie­n, Hulot a même appelé à « mener la guerre contre les pesticides », dénonçant les « entreprise­s comme Monsanto » qui se soucient davantage de leurs actionnair­es que du bien-être de l’humanité. Guerre en effet : l’argent que Bayer va devoir engloutir dans la défense devant les tribunaux de ce produit vedette qu’est Roundup va se mesurer en milliards, avec risque à la clé pour elle de dégâts commerciau­x. L’entreprise ne laissera pas tomber ses actionnair­es si facilement.

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