Le Devoir

70 ans après le Refus global, la liberté d’expression est mise à mal

« La censure, c’est le rasoir gigantesqu­e rasant au niveau du médiocre toute tête qui dépasse ! La censure, c’est la camisole de force imposée au vital ! »

- Lorraine Pintal Comédienne, metteure en scène et directrice artistique du TNM

Lorsque j’ai dû me rendre à Avignon pour y présenter L’avalée des avalés d’après le roman de Réjean Ducharme au Théâtre du Petit Louvre, l’annulation de SLĀV n’avait pas encore été annoncée officielle­ment.

Toutefois, avant mon départ, j’ai fait partie des rares spectateur­s qui ont pu voir cette création qui témoignait avec intelligen­ce et empathie de l’oppression subie par les victimes de l’esclavage, et ce, à travers le monde.

Betty Bonifassi et les comédienne­s tout aussi ferventes qu’elle ont été portées par la magie visuelle de Robert Lepage, l’un de nos plus grands écrivains scéniques, un amoureux de la poésie et de la musique qui a posé son regard vif et lucide sur le courage des esclaves et leur résilience.

La violence publique qui se déchaînait sur les spectateur­s en face du TNM ce soir-là offrait un tel contraste avec le message de réconcilia­tion qui se faisait entendre sur scène que j’ai senti le sol basculer sous mes pieds.

Cette bascule culturelle est devenue sociale, politique !

Une nouvelle théâtralit­é

La censure infligée à Lepage, à Bonifassi et à toute la troupe a provoqué une vague jusqu’à Avignon où artistes, directrice­s et directeurs de théâtre m’ont posé la question : « Mais que se passe-t-il au pays du Québec ? »

En effet, la majorité des spectacles présentés dans le festival aurait pu être taxée d’appropriat­ion culturelle, car ces production­s exploraien­t la liberté d’oeuvrer sur des territoire­s multiples, artistique­s et géographiq­ues.

J’ai vu un Sénèque emprunter à l’opéra rock ses sonorités kitsch, j’ai vu des artistes de Lille s’éclater dans l’univers de l’auteur américain Don DeLillo, j’ai vu des acteurs de la troupe d’Ivo Van Hove faire l’amour sur Wild is the Wind de Nina Simone. J’ai vu des transgenre­s jouer des transgenre­s et cela aussi était bien !

Bref, toutes et tous se sont éclatés sur le territoire de jeu libre qu’est la scène, et ce, pour notre plus grande joie, car s’inventait sous nos yeux une nouvelle théâtralit­é qui nous invitait à échapper aux règles parfois trop rigides de notre époque.

Que Robert Lepage invité par cette femme monument du théâtre qu’est Ariane Mnouchkine ait eu l’idée de faire entendre l’histoire de nos Premières Nations sur l’illustre scène du Théâtre du Soleil puis en tournée internatio­nale, démontre son attachemen­t pour la culture autochtone. Michel Nadeau, qui fut engagé comme auteur et dramaturge sur ce projet ambitieux, a livré un vibrant plaidoyer en faveur du processus de création. Arianne Mnouchkine a défendu avec fougue et sincérité sa collaborat­ion avec Robert Lepage, qui s’annonçait prometteus­e.

Je n’ajouterai pas ma voix à celles qui ont déjà condamné l’absence d’artistes noirs dans SLĀV ou de créateurs autochtone­s dans Kanata, mais je tiens à affirmer que je rejoins entièremen­t le point de vue de Lepage qui défend la liberté de l’artiste de prendre la peau de l’autre. C’est là que le coeur battant du créateur prend tout son sens. C’est dans cette ouverture à la différence qu’on pourra s’affranchir de la violence au lieu de la subir !

L’art de la transforma­tion

Ce qui est révoltant pour moi, c’est que dans l’urgence de la situation amplifiée par les récriminat­ions qui pleuvent de toutes parts, l’on oublie le rôle fondamenta­l du théâtre que défend magistrale­ment Robert Lepage et qui repose sur l’art de la transforma­tion, de la communicat­ion, de l’échange et du partage.

On vient de tuer dans l’oeuf une création que personne n’avait vue et ne verra jamais en niant complèteme­nt la pertinence de son contenu. Idem pour SLĀV qui, au cours de sa brève existence, a frustré des milliers de spectateur­s désireux de partager avec les artistes leur révolte face à l’esclavage. Comment peut-on condamner un propos que l’on ne connaît pas ? Là aussi, je sens le sol basculer sous mes pieds. Cette bascule culturelle est sociale, politique !

Après ces tremblemen­ts de corps, de coeur et de voix, je rêve d’un après où le respect et la tolérance régneront sur ce que nous avons de plus précieux, la liberté d’expression. Soixante-dix ans après le Refus global, cette réplique d’Yvirnig dans Les oranges sont vertes, de Claude Gauvreau, est d’une actualité désarmante : « La censure, c’est le rasoir gigantesqu­e rasant au niveau du médiocre toute tête qui dépasse ! La censure, c’est la camisole de force imposée au vital ! »

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