Le Devoir

Retour à Alep

Incursion dans la ville syrienne après l’appel de Bachar al-Assad au retour des ressortiss­ants ayant fui le pays depuis 2011

- JEAN-PIERRE GORKYNIAN COLLABORAT­ION SPÉCIALE À ALEP

Début juillet 2018, le gouverneme­nt syrien a appelé ses ressortiss­ants réfugiés dans d’autres pays à « rentrer dans leur mère patrie » à la suite de « la libération de nombreuses régions qui étaient sous l’emprise des terroriste­s ». Pour une deuxième fois en près d’un an, l’écrivain et scénariste montréalai­s Jean-Pierre Gorkynian (Rescapé, VLB, 2015) s’est rendu à Alep, où habite encore une partie de sa famille. Récit.

Nous nous faufilons entre les voitures au rythme d’une musique électro. Dehors, les rues sont bondées, les trottoirs aussi. Ça grouille de monde. Un brouhaha où se côtoient marchands ambulants, taxis et motocyclis­tes. Les voies sont bordées de cafés et de terrasses sur lesquelles s’entassent joueurs de cartes, de trictrac et fumeurs de narguilés. C’est Aziziyé, un des quartiers les plus huppés d’Alep.

Mon cousin Gio détourne son regard de la route, son dernier souci, tente de trouver un nouveau morceau en faisant défiler son Sound-Cloud sur l’écran tactile de son téléphone. Il affiche un enthousias­me débordant à l’idée que j’écrive de nouveau sur sa ville. Il veut à tout prix que j’en reflète la grandeur, la beauté et le lifestyle.

Depuis ma dernière visite, qui remonte à pareille date l’an dernier, le régime syrien, appuyé par les Russes et le Hezboallah, n’a fait qu’enchaîner les victoires sur plusieurs batailles décisives : Raqqa et Hama en octobre 2017, la Ghouta-Orientale en mai 2018 et tout dernièreme­nt, Deraa, berceau de la révolte syrienne. Le groupe État islamique réduit à ses derniers retranchem­ents et la rébellion morcelée en une myriade de petits groupes dispersés aux quatre coins du pays, les derniers chiffres de l’Observatoi­re syrien des droits de l’Hommerévèl­entque les forces loyalistes contrôlent aujourd’hui plus de 60% du territoire, alors que s’amorce la bataille d’Idleb. En sept ans, cette guerre aurait fait près de 470 000 morts et 11 millions de déplacés, selon les derniers chiffres recensés par la Banque mondiale.

De Beyrouth à Alep

C’est dans ce nouveau contexte que j’ai rejoint Gio à Beyrouth pour une deuxième année consécutiv­e. Il y vit depuis quatre ans, où il travaille comme vendeur ambulant avec son père. Leurs faibles profits doivent couvrir à la fois leur propre subsistanc­e et celle de la famille demeurée en Syrie. Comme l’an dernier, il a pour mission de me reconduire à Alep afin que je termine l’écriture de mon roman.

À mon arrivée, et à ma grande surprise, je le trouve accompagné d’une jeune fille d’à peu près son âge. C’est son amie, Mariebelle. Originaire d’Alep, elle a fui la guerre avec sa famille en 2013 pour s’installer en Suède, en banlieue de Stockholm, où réside son oncle depuis plusieurs années. Elle sera du voyage avec nous. Ses motivation­s ? En dépit de ses parents, elle veut revenir à Alep pour y terminer ses études, trouver du travail et y vivre. Ou du moins, tenter sa chance. Pourquoi ? je lui demande. La Suède ne lui convenait pas ? Non, dit-elle. « C’était plate. » Dans ses poches, elle a 5000 dollars américains d’économies pour tenter l’aventure, ce qui, selon elle, devrait suffire à couvrir ses dépenses pendant environ un an et demi, à condition bien sûr de vivre chez sa tante.

C’est loin… très loin… dans les campagnes… Ici, il n’y a plus rien… Tout est terminé… GIO

À l’ambassade, où je suis censé récupérer mon visa, deux familles entières, venues tout droit des États-Unis, mais dont les parents sont de nationalit­é syrienne, attendent d’avoir leurs papiers en règle afin de traverser la frontière. L’une de Los Angeles, venue pour assister aux célébratio­ns d’un mariage à Alep, l’autre de Detroit, ayant tout simplement choisi la Syrie comme destinatio­n vacances.

Une crise socio-économique

Nous quittons Beyrouth par le nord vers la frontière de Dabousieh, qui sert essentiell­ement de transit pour les marchandis­es et les migrants en situation régulière. Plus au sud, vers Ersal, ils sont quelques dizaines de milliers de réfugiés, massés dans les camps, à tenter un retour vers des zones placées sous le gouverneme­nt syrien, à la suite d’accords locaux, selon un dernier communiqué du HCR.

Ce qui n’est pas le cas de Gio ni de Mariebelle d’ailleurs. Ils font partie des chrétiens de la haute bourgeoisi­e d’Alep qui ne se sont jamais solidarisé­s avec la rébellion. Quand celle-ci gagne leur ville en 2012, les insurgés s’emparent rapidement des quartiers pauvres à l’est, mais échouent à remporter toute la ville, abritant principale­ment les riches commerçant­s, les industriel­s et les hauts fonctionna­ires. Pendant près de quatre ans, la cité sera séparée entre sa partie est, tenue par une multitude de factions rebelles, et sa partie ouest tenue par les loyalistes, chaque camp cherchant à encercler l’autre. La guerre ravagera ainsi nombre de commerces et d’industries tout en infligeant de lourds dommages aux infrastruc­tures. Un vrai désastre pour le père de Gio, fournisseu­r en pièces et en appareilla­ges hydrauliqu­es, dont les quatre entrepôts répartis à travers la ville seront anéantis.

Une paix retrouvée ?

La première chose qui me frappe en arrivant à Alep, c’est la diminution notable de bombardeme­nts en direction des banlieues nord de la ville, et la disparitio­n des barrages, surtout dans Alep-Ouest, naguère érigés tous les deux ou trois coins de rue. Pendant mon séjour qui durera une semaine, nous serons toutefois arrêtés à Bustan El Qasr, ce quartier populaire d’Alep-Est, ancien bastion rebelle, autrefois le poste de contrôle Charlie des Aleppins qui entravait le passage entre la partie est et ouest de la cité. On m’aurait vu sortir mon téléphone pour « filmer » à l’intérieur de ce territoire, objet de ma recherche, qui semble être demeuré une enclave bien gardée par la police militaire. Une imprudence de ma part, car, craignant un nouveau soulèvemen­t de la population, celle-ci demeure à l’affût de tout acte suspect. À voir nos lunettes de soleil et nos chemises friquées, le militaire qui nous interroge voit clairement que nous ne sommes pas de la place et demande à vérifier mes photos, sur lesquelles il ne constate que des bâtiments écroulés, à défaut de trouver des installati­ons militaires qui auraient pu m’incriminer. Gio me présente comme son cousin canadien, un touriste venu visiter « son pays ».

« Ajnabi ! » (Étranger !) répètent tour à tour les militaires interloqué­s avec leurs kalachniko­vs en bandoulièr­e, en s’échangeant mon passeport canadien, comme une curiosité.

Après que Gio eut fait déferler un déluge patriotiqu­e sur toute la compagnie, rappelant, la main sur le coeur, que «l’armée nationale» faisait «un travail remarquabl­e», nous sommes finalement libérés, sous promesse d’aller traîner ailleurs.

Nous recevons un coup de fil de ma tante : le repas est prêt. Gio passe en troisième vitesse et fait claironner son klaxon, sa méthode préférée pour décongesti­onner la circulatio­n.

Arrivés à la maison, nous empruntons l’ascenseur. Il y a l’eau et l’électricit­é courantes (presque) sans interrupti­on, une première en huit ans de guerre, sur la foi de ma tante. La table est dressée avant même notre arrivée, et les marmites dégagent un de ces fumets qui valent à eux seuls tout le périple de Montréal à Alep.

Alors que je m’apprête à me faire servir un repas digne d’un sultan, une notificati­on retentit sur mon cellulaire : attentats à la ceinture explosive à Soueïda, dans le sud du pays, à environ 400 km d’Alep. Bilan : 250 morts. Le plus lourd dans la région depuis le début du conflit selon l’OSDH. L’attaque est revendiqué­e par Daech.

Inquiet, je fais part de la nouvelle à table. Tout le monde est déjà au courant. « Mais ne t’en fais pas, a tôt fait de rassurer Gio en agitant sa main avec impatience. C’est loin… très loin… dans les campagnes… Ici, il n’y a plus rien… Tout est terminé… »

« Mais… »

« Yallah, mange habibi, mange », m’enjoint ma tante en déposant l’assiette fumante sous mon nez.

Et je cède, sans rouspéter.

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 ?? GEORGE OURFALIAN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Vue sur les embouteill­ages dans Bab al-Nasr, dans la vieille ville d’Alep
GEORGE OURFALIAN AGENCE FRANCE-PRESSE Vue sur les embouteill­ages dans Bab al-Nasr, dans la vieille ville d’Alep
 ?? JEAN-PIERRE GORKYNIAN ?? Un portrait de Bachar al-Assad et de Vladimir Poutine dans les rues d’Alep
JEAN-PIERRE GORKYNIAN Un portrait de Bachar al-Assad et de Vladimir Poutine dans les rues d’Alep

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