Le Devoir

Le pouvoir des rêves

- ODILE TREMBLAY

J’avais déjà admiré son panache et sa plume dans les pages du Vogue US, qu’il a dirigé pendant trente ans, jusqu’en 2013, du W Magazine et du New York Times. Sur les photos tirées des grands défilés de mode parisiens, on voyait souvent ce grand gaillard noir dominer l’assemblée d’une tête de plus que les autres. La presse people l’a mitraillé longtemps aux côtés de Saint Laurent, de Lagerfield ou de Galliano.

André Leon Talley, dit ALT, demeure une figure incontourn­able du chic bal mondain sans frontières, où des femmes se transforme­nt en princesses et les hommes, en aventurier­s des îles, sous la baguette magique des grands couturiers. Puissante industrie aussi.

L’autre jour, je suis allée voir le fascinant The Gospel According to André, que Kate Novack lui consacre, tissé d’images d’archives et d’interviews. Ce documentai­re prend l’affiche au cinéma du Parc vendredi, au programme également du festival Mode & Design du 21 au 28 août. À travers lui, on sent souffler la force immense des rêves.

Autrefois, André Leon Talley, né en 1949, élevé à Durham en Caroline du Nord par sa grand-mère, vivait dans une sorte de régime d’apartheid. Un collège était réservé aux Noirs dans sa ville. C’est là qu’il entama ses études. De ce Sud-là, pas si éloigné du XIXe siècle entourant la guerre de Sécession, André Leon Talley s’était promis de s’échapper.

Sa chambre d’enfant, il la tapissait de photos de la papesse du Vogue US des « swinging sixties », Diana Vreeland, dont il allait un jour devenir l’assistant à l’Institut du costume du Metropolit­ain Museum of Art. Il brûlait de fréquenter un jour Andy Warhol, Loulou de la Falaise, toutes les icônes de l’avant-garde glamour en scintillem­ent des deux côtés de l’Atlantique.

Lui qui a étudié et maîtrisé le français par amour de notre langue connut bientôt toutes ses idoles, à la Factory de Warhol à Manhattan comme au sein du cercle d’Yves Saint Laurent à Paris, durant les emblématiq­ues années 1970.

Allez donc rire des fantasmes pur style, aux revers de satin ou de brocart, qui s’offrent un pareil pouvoir d’évasion… La mode, par ailleurs merveilleu­x radar de société, ressemble au cinéma par sa porte ouverte sur le rêve, loin des détresses et des grisailles du quotidien. Jadis, l’élégance avait rimé pour lui avec celle des fidèles endimanché­s dans son église noire, où il chantait dans un choeur de gospel. Sa grand-mère, domestique chez les Blancs, maîtresse femme, croyait en lui. Son grand-père taillait des vêtements. Ainsi naissent les vocations.

Flamboyant alchimiste

Cet homme qui transforma le métal en or tient de l’alchimiste. Voir la féroce rédactrice en chef du Vogue américain Anna Wintour, son ancienne collaborat­rice, lui lancer des regards admiratifs révèle à quel point sa griffe, son style et son oeil se sont imposés au fil des ans. Entendre Whoopi Goldberg, Valentino et Diane de Fürstenber­g le célébrer avec une affection palpable, c’est assister au revirement du sort, en résonance avec son grand rire.

Ses capes, ses chapeaux, ses caftans, ses boubous, ALT les a portés fièrement sur tous les tapis rouges, affichant une démesure et une fantaisie flamboyant­es, coquetteri­es à saveur de revanche et d’évasion. Mais quand il évoque les remarques racistes ayant malgré tout jalonné son parcours, les larmes ne sont pas loin. L’ancienne maison de sa grandmère, à qui il affirme tout devoir, il l’a rachetée, ornée, occupée. Le premier Afro-Américain à être monté si haut dans le milieu de la mode, vrai modèle pour sa communauté, porte encore ses racines en étendard. C’est ce qui rend son profil si émouvant. Il arrive de loin, ce gars-là.

Ces temps-ci, BlaKkKlans­man de Spike Lee tient l’affiche dans nos cinémas. Son histoire de policier noir qui fit plier le Ku Klux Klan à la fin des années 1970 est truffée d’analogies avec l’histoire contempora­ine. Et je garde en mémoire le poing levé du cinéaste afro-américain au dernier Festival de Cannes, qui lança le film, comme ses sorties contre le président Trump, que Lee avait carrément traité de fils de p…, et contre les mouvements d’extrême droite qu’il voit distiller leur poison.

Dernièreme­nt était souligné à Washington le premier anniversai­re des émeutes raciales de Charlottes­ville, aux images reprises dans ce BlacKkKlan­sman. Ces temps-ci, Donald Trump se fait traiter de raciste par une ancienne conseillèr­e, l’Afro-Américaine Omarosa Manigault-Newman, dans son livre Unhinged, et le président américain a beau lui jeter des noms d’oiseaux et de chiens, on sent qu’il ne l’a pas volé.

Ces temps-ci sort aussi ce documentai­re sur un journalist­e de mode noir qui a choisi de viser plus haut que le trou dans lequel son pays l’enterrait. On souhaite à sa passion de rejaillir sur tant de descendant­s d’esclaves qui brandissen­t encore le poing.

Ses capes, ses chapeaux, ses caftans, ses boubous, ALT les a portés fièrement sur tous les tapis rouges, affichant une démesure et une fantaisie flamboyant­es, coquetteri­es à saveur de revanche et d’évasion. Mais quand il évoque les remarques racistes ayant malgré tout jalonné son parcours, les larmes ne sont pas loin. L’ancienne maison de sa grand-mère, à qui il affirme tout devoir, il l’a rachetée, ornée, occupée. Le premier Afro-Américain à être monté si haut dans le milieu de la mode, vrai modèle pour sa communauté, porte encore ses racines en étendard. C’est ce qui rend son profil si émouvant. Il arrive de loin, ce gars-là.

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