La troisième et ultime retraite de Jacques Rougeau
«Moi, je ne suis pas un batailleur, je suis un artiste », lance Jacques Rougeau au détour de son récit d’une altercation de coulisses avec Dynamite Kid, défunt lutteur anglais et légendaire teigne, à qui le Québécois avait dû imposer une correction afin qu’on cesse de le terroriser — une anecdote mille fois racontée et appartenant désormais au folklore de ce sport-spectacle.
Un lutteur plus artiste que batailleur ? Ce qui pourrait ressembler à un paradoxe tient pourtant de l’éblouissante évidence pour quiconque a déjà conversé avec le toujours très loquace Jacques Rougeau (Vous lui passez un coup de fil ? Prévoyez au moins trente minutes.)
« Dans le monde de la lutte, il y a une expression qui vient de Ray Stevens qui disait “If it deserved
Le monde de la lutte n’est pas cruel, c’est Vince McMahon qui est cruel. C’est un gars qui va aller chercher ce dont il a besoin et quand il a fini, il se débarrasse de toi. JACQUES ROUGEAU
to be told, it deserved to be colored” [si ça mérite d’être raconté, ça mérite d’être coloré]», souligne Bertrand Hébert, coauteur d’À la semaine prochaine, si
Dieu le veut! L’histoire inédite de la lutte professionnelle au Québec (Libre Expression). « Les gars aiment répéter leurs histoires favorites, et ils aiment en rajouter un peu pour que ça vaille la peine. »
En lutteur d’expérience, Jacques Rougeau sait pertinemment qu’il n’existe pas histoire plus captivante que celle d’un ultime combat. Il commence d’ailleurs à s’y connaître en la matière. À 58 ans, le fils de Jacques (88 ans) et neveu de Johnny Rougeau tire sa révérence ce soir au stade IGA pour une troisième fois, en faisant cette fois-ci équipe avec ses fils.
«Je pense que les deux fois précédentes, il était vraiment convaincu que c’était la fin », rit Jean-Jacques Rougeau, 28 ans. Le fils aîné du clan, qui vit en Colombie-Britannique, atterrissait à Montréal le week-end dernier afin de s’entraîner avec ses frères Cédric (25 ans) et Émile (18 ans), en prévision des adieux du paternel.
Il y a trois décennies, Jacques Rougeau Senior tirait sa révérence au Centre Pierre-Charbonneau entouré de ses trois fils : Jacques Junior, Raymond et Armand.
« Ce que je réalise après tout ce temps-là, c’est que si mes gars luttaient, c’était plus pour me rendre heureux moi, pour donner une signification à ma vie, même si ce n’était pas leur passion. Je leur ai simplement demandé un dernier cadeau », explique celui qui se souvient très bien des circonstances de son premier point d’orgue.
Échaudé par les défaites successives qu’imposait la WWF à l’équipe qu’il formait avec Pierre-Carl Ouellet, Rougeau claquait la porte en octobre 1994 après un match (face à Ouellet) au Forum.
Il faudra cependant lui rappeler, à l’aide d’un extrait de communiqué de presse exhumé du Web, les au revoir qu’il adressait à ses admirateurs en 2011 à Drummondville, au terme d’une tournée provinciale en forme de passation familiale du flambeau.
Jean-Jacques, qui avait occupé pendant la première décennie des années 2000 l’affiche des galas de son père, prendra néanmoins le chemin du voyage et de la découverte de soi. Cédric, qui nourrissait jusqu’à tout récemment de grandes ambitions entre les câbles, sera quant à lui douché par de graves blessures.
« Je ne suis pas déçu que ça ne les intéresse pas de continuer, ce ne serait pas fin de dire ça, mais depuis quelques jours, je sens un grand vide qui m’entoure. Je n’ai aucune idée de comment je vais faire mon deuil de la lutte », confie Jacques, depuis le bord d’une autoroute où il a stationné son véhicule Spyder. « Amenez-en, des chaudières : je vais les remplir de larmes toute la gang demain soir. »
Après avoir offert à Montréal certaines de ses dernières grandes soirées de corps à corps chorégraphiées au sein de la Lutte internationale de Gino Brito, Jacques Rougeau rejoint les rangs de la WWF en 1986 en compagnie de son frère aîné Raymond. Il y incarnera plus tard The Mountie, un policier de la GRC hypocrite et poltron, puis formera un duo avec Pierre-Carl Ouellet sous le nom The Quebecers (étrangement eux aussi costumés en constables canadiens, le monde de la lutte étant rarement vétilleux en matière de représentation d’une culture).
Il réintégrera brièvement la WWF en 1998, mais en repartira amer. Cruel, le monde de la lutte ?
Vince McMahon
« Le monde de la lutte n’est pas cruel, c’est Vince McMahon qui est cruel », s’emporte le vétéran en houspillant le p.-d.g. multimillionnaire de la fédération ayant assis son hégémonie au point où son acronyme (WWE) est aujourd’hui dans l’inconscient collectif synonyme de lutte.
« C’est un gars qui va aller chercher ce dont il a besoin et quand il a fini, il se débarrasse de toi », poursuit Rougeau avant de laisser entendre que l’homme d’affaires a souhaité le rayer de la carte, même si, comme le précise Bertrand Hébert, «Vince McMahon ne se réveille sans doute pas la nuit pour penser à lui ».
Est-ce donc la fin d’une époque que cette retraite ?
Oui, affirme le spécialiste, dans la mesure où Jacques Rougeau demeurait au Québec le dernier lutteur actif ayant vécu l’époque des territoires alors que chaque région du Canada et des ÉtatsU-nis comptait ses propres fédérations et ses propres stars du ring. C’était avant que la WWE, grâce au pouvoir de la télévision et un certain génie marketing, impose son imaginaire bédéesque sur tout le continent.
Garder le phare allumé
Conteur généreux et chaleureux, Jacques Rougeau aura incarné dans les grands médias québécois au cours des vingt-cinq dernières années le visage d’une lutte en manque de figures populaires.
« Si Jacques n’avait pas été là, il n’y aurait eu personne pour parler de lutte à la télé et dans les journaux avant que Kevin Owens [originaire de Marieville] arrive à la WWE (en 2014) », observe Bertrand Hébert.
«Jacques a gardé le phare allumé pendant que la tempête faisait rage, en attendant que les bateaux rentrent à bon port » et qu’émergent après plusieurs années de disette de nombreuses fédérations qui, sans réunir 2000 spectateurs comme au temps du centre Paul-Sauvé et de la Lutte internationale, parviennent aujourd’hui régulièrement à rameuter entre 250 et 700 dévoués dans l’enceinte de salles communautaires et de sous-sols d’église.
Comment Jacques Rougeau se sentira-t-il dimanche matin, au premier jour de sa nouvelle vie de retraité ?
« Triste », murmure-t-il avant de laisser se dilater un silence de une, deux, trois secondes. Le temps nécessaire à une dernière victoire.