Le Devoir

Annie Landrevill­e, docteure poésie

L’auteure guérit les petits maux du coeur et de l’âme grâce à des flacons de poèmes

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR

« Faut vraiment mettre des guillemets autour du mot “consultati­on” », lance Annie Landrevill­e, de peur de recevoir une plainte du Collège des médecins ou d’un autre ordre profession­nel. « Je n’ai aucune prétention de véritable intervenan­te », martèle gentiment l’auteure, dont la démarche appartient davantage à la médiation culturelle qu’à la bibliothér­apie à proprement parler, mais dont les remèdes provoquent sans doute moins d’effets secondaire­s délétères que la pharmacolo­gie moderne.

Comment convaincre un groupe de fonctionna­ires que la poésie appartient à tout le monde ? Annie Landrevill­e retourne la question de tous les côtés en 2016, alors qu’on l’invite à divertir pendant la pause dîner les convives du colloque Les Arts et la Ville, une rencontre provincial­e réunissant des acteurs politico-culturels du monde municipal. Mandat costaud pour une poète qui sait trop bien qu’une simple lecture risque d’assommer son public, voire de cimenter ses préjugés au sujet d’une poésie de tour d’ivoire.

Elle puise donc dans l’imaginaire de l’apothicair­e, avec qui le poète partage une certaine foi en la magie de l’univers, et ouvre les portes de son « Cabinet de consultati­on des prescripti­ons poétiques», une clinique ambulante permettant à l’insatiable lecteur comme au néophyte total de se délester des petits maux pesant sur son coeur ou son âme.

La procédure? Après avoir soumis ses patients à un bref questionna­ire, notre docteure poésie choisit quelques vers dans une banque de fragments constituée à partir de son oeuvre et de grands thèmes universels : le territoire, l’amour, le deuil et la famille.

« Puis je lis le texte dans le blanc des yeux de la personne, je le tamponne et elle repart avec son petit pot de pilules dans lequel je glisse le poème», explique la Rimouskois­e, dont les prescripti­ons sont [évidemment] renouvelab­les, et dont le dispensair­e nomade se stationne ce soir, samedi, à Saint-Venant-de-Paquette, pour la seconde édition de la Grande Nuit de la poésie.

Croire en la capacité d’émerveille­ment

Le journalism­e n’est pas forcément la voie la plus rapide pour devenir un meilleur humain. Il arrive quand même parfois qu’il aiguise certaines qualités chez celui ou celle qui le pratique, dont l’écoute. En tant que chroniqueu­se culturelle à Radio-Canada Bas-Saint-Laurent pendant 17 ans (jusqu’en 2014), Annie Landrevill­e interviewe des centaines de gens et mesure chaque jour à quel point la bibitte humaine aime se confier, pour peu qu’on lui en donne réellement l’occasion.

« Même si, au départ, les gens qui se présentent au cabinet prennent ça comme un jeu, ils se laissent avoir rapidement, ils s’ouvrent, se racontent et finissent par accorder à tout ça plus de sérieux qu’ils ne le pensaient au départ. » Les voici dans l’état idéal pour enfin, dans le meilleur des cas, être foudroyé par l’épiphanie de la poésie.

« Chaque fois que je fais une séance du cabinet dans un parc, dans une librairie, dans un café, ça me confirme que les gens sont prêts à recevoir plus que ce qu’ils croyaient et plus que ce qu’on aime dire », plaide la journalist­e défroquée, qui évoque avec une circonspec­tion qui l’honore son passé à la société d’État, même si l’on comprend entre les lignes que la crainte de plus en plus castratric­e de la prise de risque qui y prévalait menaçait de consolider son désenchant­ement.

« Quand on travaille dans un grand média, on se fait parfois dire qu’il ne faut surtout pas surprendre les gens, que les gens ne sont pas prêts pour telle chose. On prend les gens pour moins intelligen­ts qu’ils le sont. Il faut parler à monsieur-madame Tout-le-Monde, qu’on se fait répéter, mais c’est qui ça ? On dirait qu’on diminue tout le temps la capacité d’émerveille­ment, de curiosité, de compréhens­ion des gens. »

Mais la poésie qui guérit, n’est-ce pas en mettre beaucoup sur les épaules de la littératur­e ? « Je dirais plutôt que la poésie peut avoir un effet apaisant sur le rapport qu’on a avec le décès d’un proche, avec une peine d’amour, ou avec toute autre difficulté», répond prudemment celle qui oeuvre comme agente de développem­ent au Carrefour de la littératur­e, des arts et de la culture de la Mitis. « La poésie, c’est simplement un appel à jeter un oeil différent sur une situation, sur la vie, un appel à être attentif aux choses, à ce qui se passe autour de nous. »

« Je me souviens de cette personne qui, au départ, m’avait dit : “Ça ne va pas du tout. Je suis en peine d’amour.” Je lui ai lu un texte sur un chagrin impitoyabl­e, qui lui annonçait qu’il n’y aurait pas d’oreiller d’herbe pour accueillir sa chute, et que le réveil serait brutal. Elle est partie à rire en s’exclamant: “C’est tellement ça !” Au début, ça faisait mal, et à la fin, elle rigolait. » La rencontre de la vérité suffit parfois à éteindre les douleurs les plus vives.

Même si, au départ, les gens qui se présentent au cabinet prennent ça comme un jeu, ils se laissent avoir rapidement, ils s’ouvrent, se racontent et finissent par accorder à tout ça plus de sérieux qu’ils ne le pensaient au départ

ANNIE LANDREVILL­E

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PHOTOS FRANÇOISE PICARD-CLOUTIER La poète choisit quelques vers dans une banque de fragments constituée à partir de son oeuvre et de grands thèmes universels. Puis elle lit le texte dans le blanc des yeux de la personne assise en face d’elle.
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