La Tunisie tentant d’avancer
L ’actualité est chiche en nouvelles encourageantes. En voici une, prometteuse mais fragile : cette semaine au Parlement tunisien, un projet de loi a été proposé, qui reconnaît l’égalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage. Le projet de réforme est majeur dans le contexte du monde arabe et musulman, mais bien au-delà aussi. Il ne fait pas que s’attaquer à un puissant joug culturel et religieux. Il est capital parce que l’inégalité en droit successoral est une injustice qui tient les femmes dans un grand nombre de pays, dont l’Inde n’est pas le plus petit, dans un état de domination qui les empêche de gagner leur indépendance économique.
La Tunisie née du Printemps arabe de 2011 bouillonne de bouleversements sociétaux et politiques depuis sept ans. Avec tout ce que cela implique de tensions, de conflits et de calculs de pouvoir politiciens. C’est un pays qui cultive à l’heure actuelle une capacité assez extraordinaire de questionnement sur ce qu’il est et ce qu’il veut devenir. « La Tunisie [remet en question] depuis peu ses tabous les mieux gardés, son intime social que seules des mains tremblantes avaient jusqu’alors effleuré », écrit Frédéric Bobin, grand reporter au Monde et observateur hors pair de la société tunisienne. Aussi, le débat sur l’héritage est la grande question qui passionne — et divise profondément — les Tunisiens depuis quelques semaines. Pour la bonne raison qu’en parallèle aux démêlés législatifs que ce débat va nécessairement susciter, il s’agit entre traditionalistes et modernistes d’une bataille des moeurs, bataille émotive s’il en est.
Vrai que la Tunisie a toujours été à l’avant-garde en matière de droits des femmes, grâce notamment à l’ouverture d’esprit manifestée dès l’indépendance, en 1956, par le président Habib Bourguiba, père autoritaire de la nation. Abolition de la polygamie, droit au divorce substitué à la répudiation… Avec le résultat que les femmes tunisiennes ont bénéficié très tôt d’un accès inégalé dans le monde arabe à l’espace public, à l’éducation et à l’emploi. Les lois auront cependant continué de faire du père le « chef de famille » et, dans le domaine des patrimoines familiaux, de ne rien changer à la règle inspirée du Coran voulant que l’homme hérite du double de ce dont hérite la femme à un même degré de parenté.
Les féministes tunisiennes réclamaient depuis longtemps, en vain, que soient réformées ces dispositions rétrogrades. Elles ont enfin été entendues. En demandant lundi dernier au Parlement de se pencher sur la réforme du droit successoral, conformément aux recommandations de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) instituée fin 2017, le président Béji Caïd Essebsi a jeté les bases d’« une grande première dans le monde arabe », s’est félicitée Khadidja Cherif, figure importante du mouvement féministe tunisien. Il y a un hic : que la réforme soit adoptée, ce qui n’est pas chose faite, et l’application de l’égalité hommes-femmes dans l’héritage ne sera sans doute pas obligatoire. Forcé de composer avec les courants convervateurs incarnés par le parti islamiste Ennahda, le laïque président Essebsi a donc entériné un compromis en vertu duquel le testateur pourra quand même échapper à l’application de la nouvelle règle en faisant valoir de son vivant son désaccord devant notaire.
C’est dire que si l’entreprise de rénovation est réelle, elle est incomplète. Et que les luttes que l’on mène contre les injustices qui structurent nos sociétés peuvent difficilement faire l’économie des équations politiciennes.
Élu en 2014 et aujourd’hui âgé de 91 ans, M. Essebsi est loin, très loin d’avoir rempli ses promesses sur le plan du développement économique et de la lutte contre la corruption. Émule de Bourguiba, il cherche donc avec cette réforme à se remettre politiquement sur pied et à relancer le parti gouvernemental, Nidaa Tounes, en perte de vitesse face à Ennahda. Concrètement, cette réforme ne pourra pas se faire sans les islamo-conservateurs, qui forment le principal groupe parlementaire (69 députés sur 217), et qui, pour l’heure, sont opposés à l’égalité dans l’héritage au nom de l’« identité arabo-musulmane » de la Tunisie et d’une base électorale largement favorable au statu quo.
Ce qui fait que les progressistes tunisiens, célébrant ce projet de réforme fondamental, ne se font pas pour autant d’illusions sur les calculs qui le sous-tendent. Et le risque que le pays avance à reculons.