Le Devoir

Le « queerisme », la nouvelle non-idéologie en politique ?

- CLAUDE ANDRÉ Enseignant, journalist­e et auteur

Dans une entrevue publiée dans

Le Soleil du 12 août 2018, Alexandre Taillefer, le président de la campagne électorale du Parti libéral du Québec (PLQ ), y allait de l’habituelle stratégie des libéraux en période électorale : agiter le spectre du Bonhomme Sept Heures comme jadis nos mères et nos grands-mères évoquaient ce personnage imaginaire afin de nous calmer le pompon en nous faisant peur.

Puisque la souveraine­té n’est pas inscrite à l’ordre du jour politique du moment, il fallait bien trouver un nouvel épouvantai­l. Et c’est celui du libertaria­nisme et de la « détériorat­ion de la paix sociale » qui a été choisi par les stratèges libéraux. Venant d’un représenta­nt du PLQ, ça ne s’invente pas.

Probableme­nt pour soulever l’ironie de la chose, la journalist­e de La Presse canadienne Jocelyne Richer, qui a réalisé l’entrevue et écrit le texte, a déposé cette perle : « Homme fortuné, il ne se définit pas pour autant comme un membre de la “gauche caviar”, précise-t-il durant l’entrevue, autour d’un café, dans le décor feutré de l’hôtel Ritz-Carlton. » Dans mon essai à paraître, Comment la clique nous manipule, je me suis penché sur le «queerisme» en politique.

Comme le rappelait le chercheur et enseignant Jonathan Durand Folco dans un billet de blogue, l’homme d’affaires et ex-dragon de Radio-Canada Alexandre Taillefer, qui a annoncé en mai 2018 sa nomination à titre de président de la campagne électorale du PLQ , serait le premier bourgeois postmodern­e au Québec.

Contrairem­ent à d’autres producteur­s célèbres mais médiocres du point de vue intellectu­el, comme Gilbert Rozon ou Guy Laliberté, souligne Durand Folco, Taillefer est le premier entreprene­ur vraiment innovateur de l’ère technologi­que. Mais ce qui nous intéresse ici, au-delà de ses performanc­es de businessma­n progressis­te, et il est en ce sens très représenta­tif de l’époque, c’est qu’il se définit lui-même comme un « queer politique ».

Un quoi ? Le mot queer, qui signifie en anglais «étrange» ou «bizarre », est apparu dans les années 1980 pour stigmatise­r et humilier les personnes qui s’adonnaient à des pratiques sexuelles alternativ­es. Puis, par effet d’appropriat­ion, ce mot est devenu un porte-étendard de toutes celles qui refusaient une étiquette, comme gaie, lesbienne ou bi, bref une partie importante des individus qui revendique­nt l’abolition des normes binaires, dont la chanteuse Coeur de pirate.

Ainsi, le très probable futur candidat à la chefferie du PLQ a pu acheter une carte de membre du PQ, donner son appui à Manon Massé de QS et souscrire, a-t-il déclaré (sans rire) en mai 2018, aux « idées progressis­tes de Philippe Couillard ». Le champion des coupes dans les services sociaux, faut-il le rappeler. Pour Taillefer, non seulement cette façon de manger à tous les râteliers n’a rien d’anormal, mais il la revendique.

On ne sera pas étonnés que l’« écologiste » Justin Trudeau ait reçu, en mars 2017, une récompense de producteur­s de pétrole américains, que l’ancien chef du NPD (gauche) et ex-député du PLQ, Thomas Mulcair, ait vanté les politiques néolibéral­es de… Margaret Thatcher, ou que l’ancienne vedette du petit écran et ex-ministre libérale Marguerite Blais ait annoncé, en mai 2018, un mois après avoir apporté son soutien à une candidate libérale, qu’elle se présentera­it contre celle-ci à l’élection provincial­e du 1er octobre 2018 sous la bannière caquiste !

Et on ne compte plus les échanges de bons procédés entre la CAQ et le PLQ (Gaétan Barrette, Dominique Anglade…), sans parler de l’ancien chef du Bloc québécois à Ottawa, Michel Gauthier, qui a pris sa carte du Parti conservate­ur canadien en mai 2018, ni oublier, bien sûr, l’ancien journalist­e politique Vincent Marissal qui, après avoir échoué à se trouver une planque au sein du très centralisa­teur et fédéralist­e Parti libéral du Canada, est allé cogner à la porte de l’officielle­ment indépendan­tiste parti Québec solidaire, celui-ci l’accueillan­t à bras ouverts…

Finie, donc, l’ère des grands idéaux et des candidats politiques qui souscriven­t à un programme : tout devient interchang­eable si l’on peut intégrer sa petite cause personnell­e au sein du parti politique le mieux habilité à défendre nos visées opportunis­tes et carriérist­es.

Qui, en effet, s’opposerait à ce que l’on prenne davantage soin de nos aînés (Marguerite Blais), à ce que l’on mette en avant des idées vaguement progressis­tes (Vincent Marissal) ou encore à ce que l’on défende les intérêts du Québec (Michel Gauthier) ?

On voit mal un général de Gaulle brader la souveraine­té française au nom du libre marché européen ou un René Lévesque rejoindre la CAQ en prétendant qu’elle lui permettra de nationalis­er l’hydroélect­ricité pour le bien commun.

Si autrefois les programmes des partis politiques avaient un sens, la logique de la raison d’État a cédé la place à celle des segments de l’électorat vus comme des cibles à atteindre.

Pendant ce temps, le Bonhomme Sept Heures a encore de beaux jours devant lui.

Et on s’étonnera que l’électeur moyen soit devenu cynique…

Newspapers in French

Newspapers from Canada