Notre Molière
J’ai toujours aimé l’oeuvre de Gratien Gélinas (1909-1999). J’avais 16 ans, en mars 1985, quand je suis tombé sous le charme de Tit-Coq, à la faveur d’un télé-théâtre diffusé aux Beaux dimanches. Tout, dans le personnage principal, me fascinait : son effronterie, sa sensibilité exacerbée, sa quête d’un bonheur simple et son intelligence populaire.
Je souhaitais, évidemment, qu’il convainque, à la fin, sa Marie-Ange de le suivre malgré tout, mais le discours du Padre, brillant, qui rappelait que même l’amour le plus pur s’inscrit dans un tissu social et qui faisait plier Tit-Coq, me semblait, en effet, irréfutable.
En janvier 1992, j’ai assisté à une représentation de Tit-Coq, dans une mise en scène de Ginette Guay, au Théâtre de la Bordée, à Québec. J’avais 22 ans et je voyais du théâtre professionnel en direct pour la première fois de ma vie. Je n’en suis jamais revenu. Je découvrais la force du vrai théâtre grâce à Gratien Gélinas. Ça laisse des marques.
Dans les années suivantes, j’ai vu deux mises en scène de Bousille et les justes, l’une mettant en vedette Denis Bouchard et l’autre, Marc-André Coallier. Le bouleversement, chaque fois, fut le même. J’en ressortais ébranlé jusqu’au tréfonds de l’âme. Le spectacle de cet écrasement du faible par les forts, sur fond d’hypocrisie sociale, exprimait avec une rare puissance une douloureuse constante humaine.
J’aimais l’oeuvre de Gélinas, donc, mais le jugement plutôt tiède que lui réservait l’institution littéraire bridait mon enthousiasme. « Gélinas, mort en 1999, fut-il un grand homme de théâtre ? Le mot est peutêtre un peu fort pour désigner celui qui, somme toute, n’aura donné à notre dramaturgie que deux oeuvres, Tit-Coq et Bousille et les justes, vraiment riches », écrivais-je dans Le Devoir en 2001.
Trois chefs-d’oeuvre
J’ai, depuis, changé d’idée. Dans les dernières années, je suis sans cesse revenu, pour le pur plaisir, vers l’oeuvre de Gélinas, que j’ai explorée plus à fond. J’affirme, aujourd’hui, sans plus de retenue, à l’occasion de la réédition dans la collection BiblioFides de Tit-Coq, de Bousille et des Fridolinades, que celui qu’on qualifie parfois de père du théâtre québécois est un grand écrivain, qu’on peut considérer, par son humour et par sa profondeur, comme notre Molière, une formule utilisée par la revue Radiomonde en 1939.
Gélinas a écrit trois chefs-d’oeuvre. D’abord, son Tit-Coq (1948), évidemment. «Nerveux, naïf, le “petit maudit bâtard” est le type du Canadien français dont la révolte même est résignée, gouailleuse, fataliste », résume Laurent Mailhot dans La littérature québécoise (Typo, 1997), en parlant d’une oeuvre «habile, efficace ». C’est trop peu dire. « Je ne crois pas de ma vie avoir rien vu de plus beau au théâtre », écrira Doris Lussier, en 1948, après avoir assisté à la pièce à Québec.
Il y a Bousille et les justes (1959), ensuite, une pièce à la fois savoureuse et cruelle. Jean Béraud, alors critique au journal La Presse, notera avec justesse qu’il s’agit de «la satire la plus dure, la plus impitoyable, qui se puisse écrire sur une certaine société bien-pensante, sur ses credo sans conviction profonde, sa morale à fleur de peau, son jeu puéril de prières à tout guérir ».
Il y a, enfin, même si on l’oublie presque toujours, Hier, les enfants dansaient (1966), une tragédie familiale et politique opposant Pierre Gravel, un avocat renommé de Montréal pressenti pour devenir député libéral à Ottawa et ministre de la Justice, à son fils André, militant de l’indépendance du Québec, engagé dans l’activisme, qui rejette avec virulence le nationalisme fédéraliste de son père.
Ici, on ne rit plus. L’amour parental et filial, jamais démenti, subit l’épreuve du conflit idéologique et générationnel, dans des scènes implacables. Cette pièce, une pure merveille, est probablement la plus actuelle de l’auteur, mais elle demeure malheureusement méconnue et n’est plus jamais jouée.
Sans relever du chef-d’oeuvre, Les Fridolinades (1938-1946), oeuvre de jeunesse de Gélinas, comptent plusieurs morceaux de choix et peuvent être considérées comme les prémices du théâtre québécois. La charge critique qu’elles contiennent, sur un fond burlesque, demeure cinglante. Gélinas y brocarde l’anti-intellectualisme des siens et leur penchant aux jérémiades sans effet. Son personnage de Fridolin, écrivait à l’époque un critique de La Patrie, «est de chez nous parfois jusqu’à la cruauté ». OEuvre de vieillesse, La passion de Narcisse Mondoux (1986) s’avère une charmante fantaisie sur l’expérience amoureuse telle qu’elle est vécue à l’âge d’or.
En octobre, sous la direction d’Anne-Marie Sicotte, petite-fille et deux fois biographe du grand auteur, la maison Fides publiera, en un seul volume illustré, toutes les pièces de Gélinas. Notre Molière aura enfin son monument.