Naïm Kattan, ami de tout le monde
Ils ont tout vu, tout vécu et beaucoup écrit. Le Devoir part cet été à la rencontre des doyens de notre littérature — des écrivains de 75 ans et plus — le temps d’une conversation au sujet de leur oeuvre, du temps qui passe et d’un monde qu’ils ont vu se transformer.
Au lendemain de l’élection du premier gouvernement péquiste en 1976, Gaston Miron, sous l’emprise d’un impérieux instinct protecteur, passe un coup de fil à son ami Naïm Kattan. «Gaston me dit: “Naïm, si on veut te toucher, il faudra me passer sur le corps!” Je lui ai répondu: “Gaston! Tu sais qui il y a dans l’équipe de René Lévesque? Que des amis intimes !” »
Autrement dit: aucun souverainiste n’aurait osé chercher noise, encore moins faire du mal à ce «Québécois de culture et de langue» qui, néanmoins, «croyait à la rencontre des deux cultures [canadienne et québécoise]. Je croyais que cette rencontre était fructueuse et bonne, si on pouvait du moins affirmer la présence de chacune d’elles».
Vous avez publié un livre au Québec au cours des 65 dernières années? Naïm Kattan vous considère fort probablement comme un ami intime et vous a probablement nommé pendant l’heure passée en sa compagnie en ce caniculaire lundi aprèsmidi, dans le salon de son petit appartement, au dernier étage d’une tour d’habitation du centre-ville.
«Vous permettez que je vous raconte une anecdote?» lancera-t-il très exactement 13 fois en 84 minutes, avant de chaque fois pêcher dans sa foisonnante mémoire une histoire conjuguant immanquablement plusieurs éléments dont lui seul pourrait incarner la conjonction. Le voilà par exemple qui se rappelle comment il signait depuis Paris (!) au début des années 1950 une série de papiers en arabe (!) dans une revue littéraire libanaise (!) au sujet d’écrivains hollandais!
« J’ai été très près de la Hollande et j’ai appris le hollandais, parce qu’une des premières femmes que j’ai connues était Hollandaise», confie le romancier, nouvelliste, essayiste et critique, en affectant une timidité qui ne lui ressemble pas. «Ça a été un désastre et ça s’est terminé assez vite.» Il s’interrompt, fait mine de s’étonner de son impudeur. «Je vous raconte ma vie, ma foi ! »
À quelle paroisse appartenez-vous ?
«Des gens différents peuvent devenir très proches de nous. C’est ce que j’ai découvert dans ma vie», annonce l’octogénaire, comme si on lui avait demandé de résumer son existence en une phrase. Différent: Naïm Kattan, juif né à Bagdad, donc au coeur de la civilisation arabo-musulmane, l’est de tous les Canadiens français de Montréal, quand il y arrive en 1954. « Je me souviens du monsieur à la Caisse populaire qui voulait savoir, pour ouvrir mon compte, à quelle paroisse j’appartenais, et qui ne comprenait pas que je n’appartienne à aucune paroisse.» Certaines jeunes femmes qu’il courtise lui suggèrent même de changer son prénom pour Nelson ou Normand.
Il avait évidemment raison de ne pas céder. «C’est ma différence qui m’a fait entrer dans le Québec comme quelqu’un qu’on attendait », observe-t-il à propos de sa rencontre avec André Laurendeau, qui l’invite à son émission radio-canadienne Pays et merveilles afin de parler de ses singulières origines. Le rédacteur en chef du Devoir lui fait bientôt découvrir Debussy, le convie chez lui lors de fêtes dansantes qu’il donne après des premières de théâtre, et lui offre une tribune dans ce journal.
«André Laurendeau regrettait que les Canadiens français aillent si peu à l’université, mais je lui disais: “André, ça commence. Il faut nous laisser le temps.” Quand je suis arrivé au Conseil des arts du Canada [où il dirige le Service des lettres et de l’édition à partir de 196], il n’y avait qu’une poignée de romans canadiens-français qui étaient publiés. Aujourd’hui, on en publie combien? Plus d’un millier! En 50 ans, on a fait un bond incroyable ! »
Mais il fallait d’abord y croire. «Je devais toujours courir après Gaston Miron pour qu’il m’apporte le bilan financier de l’Hexagone, avant de le présenter au CA du Conseil des arts qui me demandait: “Pourquoi cette maison reçoit-elle plus de subventions qu’elle ne vend de livres?” Parce qu’elle publie des livres qui vont rester, que je leur répondais. »
Les amis qui partent
Naïm Kattan célébrera son 90e anniversaire le 26 août lors d’une petite soirée avec son épouse, au restaurant. Malgré les quelques désagréments que lui procure son âge avancé (une ouïe et une vue qui déclinent), l’homme écrit encore — il ajoutera cet automne un nouveau roman à la trentaine de livres qui composent son oeuvre —, voyage, lit et rend visite à ses proches.
Il évoque tour à tour la mort en 2016 de son ami poète Yves Bonnefoy («une douleur intense»), et le cancer auquel s’est heureusement arraché son ami Jacques Allard. Estce à ce moment une larme ou une goutte de sueur qui coule sur la joue de notre hôte ?
Chose certaine: la vieillesse place celui qui la traverse dans un perpétuel état de deuil, à mesure que partent ceux qui l’entourent. «Je remercie Dieu chaque matin. Chaque journée nouvelle, avec le soleil et la beauté dehors, c’est un cadeau. Quand nos amis nous quittent à un âge avancé, quand ils ont une oeuvre, c’est un tout petit peu moins triste. Les gens qui ont enrichi notre vie, qui ont fait notre vie, continuent de toute façon de l’enrichir après leur départ. Ils sont toujours avec nous.»
Les rencontres rendent-elles l’écrivain meilleur? «Les rencontres rendent l’homme meilleur, et si l’homme est meilleur, l’écrivain l’est aussi. Sauf qu’au final, ce ne sont pas les reconnaissances qui sont importantes, ce n’est pas l’écrivain, l’important. Ce sont plutôt toutes ces soirées que j’ai passées avec ma femme et mes amis, pendant lesquelles on mangeait et on buvait. C’est ça, la richesse de la vie. »