Le Devoir

Nancy Huston : ce n’est pas un sacre, c’est un massacre

- Nancy Huston Écrivaine Texte adressé au pape François.

Cher François,

Ces jours-ci, le monde tangue sous le choc d’un nouveau scandale de pédophilie qui, en Pennsylvan­ie cette fois, vient «éclabousse­r» l’Église catholique : sur une période de 70 ans, 1000 enfants abusés ou violés par des prêtres, et, compte tenu de la célérité des intéressés à escamoter les preuves et de la honte des victimes à témoigner, l’on peut être certain que ce chiffre est encore inférieur à la vérité. Certain aussi que, pour nombreux qu’ils soient, les cas connus ne forment que la pointe de l’iceberg.

Comme moi, comme d’autres, vous avez dû être frappé par la ressemblan­ce entre cette salve de révélation­s « scandaleus­es » et une autre, qui défraie l’actualité depuis bientôt un an : celle des témoignage­s #MeToo sur le harcèlemen­t sexuel. Ici et là, même propension des hommes à profiter de leur pouvoir pour satisfaire leurs besoins sexuels. Si l’on mettait à la dispositio­n des enfants du monde entier un site Internet où ils pourraient déposer leur plainte en toute sécurité, ce « balanceton­pretre » provoquera­it un tsunami mondial qui, par sa violence et son volume, dépasserai­t à coup sûr celui de « balanceton­porc ». Seraient encore reléguées au silence, il est vrai, les nombreuses victimes qui, en raison de leur jeune âge (18 mois, exemple entendu ce matin) ou de leur misère (enfants du Tiers-Monde, illettrés et/ou non connectés), n’auraient pas accès au site.

Ce nouveau scandale vous a poussé à publier une longue « lettre au peuple de Dieu ». Mais, François, jamais la honte, la prière, le jeûne et la repentance ne mettront fin à ce fléau. À moins de changer les données qui engendrent ces gestes intempesti­fs, ils continuero­nt à se produire. Pour les harceleurs de tout poil, il serait de la toute première importance de chercher les causes de leur

acting-out machiste. Pour les prêtres catholique­s, en revanche, point n’est besoin de chercher. La raison est là, évidente, flagrante comme le nez au milieu du visage.

Ils ont peur

Pourquoi s’en prennent-ils de façon si prépondéra­nte aux enfants et aux adolescent­s ? Non parce qu’ils sont pédophiles — la proportion de vrais pédophiles parmi les prêtres est sûrement aussi minuscule que dans la population générale — mais parce qu’ils ont peur, et que les plus jeunes sont les plus faibles, les plus vulnérable­s, les plus faciles à intimider, les moins aptes donc à les dénoncer. S’ils abordaient avec leur sexe tumescent — ce pauvre sexe nié, perpétuell­ement réprimé — des adultes de leur paroisse, ou s’ils allaient rendre visite aux travailleu­r(euse)s du sexe, ils seraient « pris » tout de suite. Avec les jeunes, ça peut durer des années… des décennies. On prend les nouveaux enfants de choeur… les fillettes qui viennent de faire leur première communion… cette toute jeune femme, dans le secret du confession­nal… ce tout jeune homme, pendant les vacances en colonie… On a sur elle, sur lui, sur eux, une ascendance, un pouvoir plus qu’humain, quasi divin… Et l’année d’après on recommence, avec les mêmes ou d’autres… François, ce n’est pas un sacre, c’est un massacre.

À moins de se dire que seuls les pédophiles et les pervers sont intéressés par le sacerdoce chrétien, le problème n’est ni la pédophilie ni la perversion. Il faut abandonner ces clichés une fois pour toutes. Le problème, c’est que l’on demande à des individus normaux une chose anormale. C’est l’Église qui est «perverse» dans son refus de reconnaîtr­e l’importance de la sexualité et les conséquenc­es désastreus­es de son refoulemen­t. Ces dernières décennies, nous autres, pays chrétiens — ou États laïques issus du christiani­sme —, avons pris l’habitude de dénoncer les coutumes d’autres cultures que nous considéron­s comme barbares ou injustes : je pense notamment à l’excision ou au port de la burqa. À ceux qui les pratiquent, nous aimons à faire remarquer que nulle part dans le Coran (par exemple) il n’est stipulé que l’on doive couper leur clitoris aux petites filles ou couvrir le visage des femmes, que ces pratiques ont commencé pour des raisons précises, à un moment précis de l’Histoire, afin d’aider les sociétés à mieux organiser les mariages et gérer la distributi­on des richesses. Les jugeant foncièreme­nt incompatib­les avec les valeurs universell­es (liberté, égalité, fraternité) et les droits de l’individu — notamment le droit à l’intégrité corporelle —, nous nous estimons en droit de les interdire sous nos latitudes.

Or ceux qui les pratiquent les considèren­t comme irréfragab­les, constituti­ves de leur identité… de la même manière exactement que l’Église considère le dogme du célibat des prêtres ! N’entrons pas, ici, dans le débat byzantin des raisons plus ou moins avouables pour lesquelles, après la scission des deux Églises, orientale et latine, celleci a tenu à se distinguer de celle-là en rendant obligatoir­e le célibat de ses officiants. Il est bien connu que Jésus n’a rien dit à ce sujet. Si lui-même n’a pas pris femme, il y avait parmi ses apôtres des hommes mariés, et, à d’autres époques et sous d’autres formes, le christiani­sme a autorisé et autorise encore ses prêtres à se marier. Le dogme catholique du célibat ne remonte qu’au Moyen Âge, un grand millier d’années après la mort du Christ.

Les dégâts d’un dogme

Ce qu’il s’agit de souligner, c’est que ce dogme, qui fait largement autant de dégâts que l’excision ou que la burqa, est lui aussi le résultat d’une certaine évolution historique. Cela veut dire qu’elle peut être annulée par une autre décision historique, décision que vous seul, cher François, êtes en mesure de prendre. Oui, vous seul avez la possibilit­é de lever l’injonction au célibat sous toutes les latitudes, protégeant ainsi d’innombrabl­es enfants, adolescent­s, hommes et femmes à travers le monde.

La preuve a été refaite et refaite. Le célibat obligatoir­e des prêtres ne marche pas. La plupart des prêtres ne sont pas chastes. Ils n’arrivent pas à l’être. Il faut en prendre acte et enterrer une fois pour toutes ce dogme inique. Il est criminel de tergiverse­r alors que, partout où il sévit, le massacre continue. Vous le savez, François ; nous le savons tous. Le rôle de l’Église est de protéger non les forts mais les faibles, non les coupables, mais les innocents. « Et Jésus dit : Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblen­t » (Matthieu 19 : 14). Depuis mille ans, combien de millions d’enfants ont été détournés de l’Église, dégoûtés de l’Église, empêchés de venir à Jésus, en raison de ce traumatism­e ?

Alors, dites STOP, François. En tant qu’autorité suprême de l’Église catholique, ce serait de loin l’acte le plus important, le plus courageux et le plus chrétien de tout votre mandat. Vous ne le feriez pas pour votre gloire personnell­e… et pourtant, cela ne fait pas de doute, cette décision vous apporterai­t une gloire immense. Pendant des siècles, les prêtres et leurs ouailles vous remerciera­ient de votre prescience, de votre humanité, de votre sagesse.

Ayez ce courage, je vous en conjure. Le moment est venu. L’Église doit cesser de cautionner (et donc de perpétuer, c’est-à-dire de perpétrer) des crimes qui, à travers le monde et les âges, ont bousillé des vies sans nombre. Dites BASTA, François.

Et si vous ne le faites pas, de grâce… expliquez-nous au moins pour quelles raisons vous ne voulez pas le faire.

À moins de se dire que seuls les pédophiles et les pervers sont intéressés par le sacerdoce chrétien, le problème n’est ni la pédophilie ni la perversion. Il faut abandonner ces clichés une fois pour toutes. Le problème, c’est que l’on demande à des individus normaux une chose anormale.

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