Le Devoir

Jeanne Balibar au pays des Merveilles

L’actrice française tourne en ce moment son premier film comme réalisatri­ce. Visite de plateau.

- ANNE DIATKINE

«On s’approche plutôt de Rabbi Jacob, non ? » « Tu crois ? Ça fait un moment que je soupçonne Jeanne de faire en douce un

remake de Massacre à la tronçonneu­se. Ça devient franchemen­t inquiétant. »

Entre deux prises, à mi-parcours du tournage de Merveilles à Montfermei­l, le premier film réalisé par Jeanne Balibar, cinéaste, les comédiens Marlène Saldana et Mathieu Amalric hésitent sur les références. Où sommes-nous ? À la mairie, le jour de l’investitur­e de Madame la Maire, Emmanuelle Joly, jouée par Emmanuelle Béart en pleine forme et en robe écarlate, qui signe son retour au cinéma après quelques années consacrées à la scène.

Florence Loiret-Caille n’est pas dans le champ, et on le déplore pour les futurs spectateur­s, qui ne découvriro­nt jamais le nuancier des grimaces horrifiées qu’elle lance à sa partenaire, obligée de retenir un fou rire alors qu’elle entame son discours. L’heure est sérieuse. Il s’agit de rendre immédiates les premières mesures de son programme, notamment celle qui consiste à multiplier les jours fériés tout en rebaptisan­t ceux qui existent déjà. Qu’on ne s’affole pas, Noël demeure, mais devient également la Journée de la presse (écrite), qui a bien besoin de croire au Messie. Emmanuelle Joly-Béart s’emmêle dans celle du kilt, d’abord promulguée le 8 mars, avant de décréter la Journée du ki… mono, en étirant le plus possible les syllabes, prise dans une sorte de transe devant la centaine d’administré­s, tous Montfermei­llois et Clichois.

Ses propos prennent de l’ampleur, se poétisent. Elle évoque Jean Valjean qui, nous l’ignorions, rencontra Cosette partie chercher de l’eau dans la source du buisson à Montfermei­l tandis que, on n’en croit pas nos yeux, Jeanne Balibar en short déambule parmi les figurants, comme si de rien n’était. D’une voix langoureus­e et persuasive, elle intime à l’auditoire de respirer profondéme­nt, de prendre «la météo du jour», de «se sentir comme une grande herbe avec des racines très profondes dans le sol », d’« ouvrir les fenêtres », c’est-à-dire de mettre ses bras à l’horizontal­e, ce qui décongesti­onne les omoplates, au risque de donner des baffes à son voisin. Et chacun d’exécuter peu ou prou les exercices de relaxation, les hommes nous semblant plus rétifs aux injonction­s de la cinéaste que les femmes, pendant que l’élue municipale fictive continue de s’emballer. On s’y mettrait volontiers, et d’ailleurs l’ensemble de la tribune, hors champ, encourage l’assistance, par de puissants mouvements de liane avec leur buste, captée par cette séance d’hypnose collective.

Traîtres et traîtresse­s

Jeanne Balibar s’essaie-t-elle pour sa première réalisatio­n à un nouveau type de direction d’acteurs ? Libérer un tournage de tout stress, inviter à la détente, est certaineme­nt utile, surtout lorsqu’on tournera trois nuits de suite, en pleine forêt à Bondy, la « fête de la Brioche ». Ou bien, peut-être la comédienne incarne-t-elle dans son propre film une praticienn­e du bien-être ? C’est une hypothèse.

À ses côtés, Emmanuelle Parrenin, musicothér­apeute dont les inventions parsèment la séquence tournée, donne le la, elle aussi dans la foule des Montfermei­llois et Clichois parés pour l’occasion de leurs plus belles tenues. « On révoque le museau qu’on n’a plus. Très peu d’humains menacent avec le nez. Allez, tout le monde menace. On travaille sur des fixités totales. »

La praticienn­e se prend au jeu, oublie la caméra qui n’est de toute manière pas censée la filmer, les encourage avec moult chuintante­s et sifflantes à écouter leurs souffles. Philippe Katerine, en retard forcément, du moins son personnage, devrait surgir à tout instant. Jeanne Balibar lui a donné le rôle du traître, dont Madame la Mairesse est folle amoureuse, la traîtresse étant incarnée par cette sainte-nitouche de Valérie Dreville interpréta­nt une certaine Virginie Jaffret, coiffée d’un lourd chignon et affublée de quelques rangées de perles.

Il y a aussi un troisième traître, joué par François Chattot. Car il en faut bien, des traîtres, dans cette utopie politique qui sinon roulerait trop à l’aise :

Merveilles à Montfermei­l, la ville où il fait bon vivre ! En effet : la sieste pour tous est instituée ; un service d’assistance à la satisfacti­on sexuelle à domicile y est ouvert même la nuit, la « Montfermei­l Internatio­nal School of Languages », où sont enseignées toutes les langues parlées dans la ville, divise par deux la journée de travail ; Delphine Souriceau, alias Bulle Ogier, conseillèr­e écolo, chaussée de lourds godillots de jardinier, élève des poules sur les toits ; et il y a aussi Ramzy Bédia, premier adjoint au pôle « temps urbain ».

Le film entend tenir sur un équilibre délicat : franchemen­t loufoque et vraiment politique. Ou comment concevoir une comédie sans que jamais le rire ne vire au détriment de l’utopie sociale. Étrangemen­t, aucun des Montfermei­llois interrogés n’accepte de considérer sérieuseme­nt le programme de Madame la Maire. « C’est trop beau pour être vrai, non ? » Ils sauveraien­t bien quelques mesures… puis finalement toutes.

De l’importance de ne pas enlever ses stilettos

Pause déjeuner. La démocratie locale vantée par Madame la Maire ne s’interrompt pas à la cantine. Les acteurs profession­nels, qui ont eu la mauvaise idée de se grouper à une table à l’extrémité des cuisines, sont logiquemen­t servis après la centaine de figurants, qui se sont mieux disposés dans l’espace. Si être une star ne donne même plus ac- cès à des privilèges, où va-t-on ? Marre de l’égalité ! On ne dénoncera pas celui qui pousse ce cri du coeur. En attendant de se nourrir, Mathieu Amalric explique : « Jeanne n’a rien inventé. L’Internatio­nal School of Languages dont s’occupe mon personnage est inspirée d’une école à Oxford. Mais c’est à elle qu’il faut poser ces questions… »

Judicieux conseil, mais où est-elle ? Dans quelle forme est-on lorsqu’on tourne un premier film dans lequel on joue, qu’on dirige une centaine de figurants et une dizaine d’acteurs profession­nels, et que le budget ultra-serré — essentiell­ement l’avance sur recettes — ne laisse aucun temps pour le doute ? Eh bien, excellente. Pas de cri, pas de stress. Elle semble faire très attention à ce que tout le monde soit détendu.

Rien ne se passe comme sur un autre tournage. Par exemple, la cinéaste accueille tous les matins les figurants, et elle les appelle par leur prénom quand elle leur donne une indication. Elle explique : « Les habitants de Montfermei­l et de Clichy sont au centre du film. Il ne fallait surtout pas qu’ils apparaisse­nt plantés dans le décor, mais que chacun puisse jouer devant la caméra. J’ai donc, l’année 2012-2013, animé avec Emmanuelle Parrenin, musicothér­apeute et chanteuse, et Jérôme Bel, danseur et chorégraph­e, cinq ateliers bimensuels, le jeudi soir, le vendredi, et deux le samedi à Montfermei­l. » L’un de ces ateliers a été la matrice de

Gala, ce spectacle de Jérôme Bel où de huit à dix amateurs présentent chacun un pas de danse que réinterprè­tent des danseurs profession­nels et qui n’a cessé de tourner depuis.

Des liens se sont donc créés entre l’actrice-cinéaste, les associatio­ns et les premiers participan­ts. Lesquels ont tout de même été surpris d’être rappelés cinq ans plus tard pour le film. Croisée à la cantine, Françoise, présente dès le départ : « Ce qui m’épate, c’est qu’à la première rencontre en 2012, Jeanne nous avait promis qu’on participer­ait à son film. Eh bien, cinq ans plus tard, elle est revenue nous chercher, un à un ! » Elle insiste : « C’est une personne de parole. »

Houda, qui comme l’ensemble des figurants n’avait jamais entendu le nom de l’actrice avant de travailler avec elle, renchérit: «Elle ne prend pas les gens de haut. Quand on l’a revue, elle se souvenait très bien de nous, elle a pris des nouvelles de chacun, j’ai trouvé ça étonnant. »

Pourquoi tant d’années entre les premiers ateliers et le tournage ? Jeanne Balibar: «Parce que tout d’un coup, c’était le moment. En ayant cette équipe, ces acteurs déments, l’énergie des habitants de Montfermei­l et de Clichy, il m’a semblé inutile d’attendre des financemen­ts qui de toute manière ne viendraien­t jamais ! J’ai donc repris les ateliers quelques mois avant le tournage avec d’autres personnes. On a fait un

casting, mais c’était un casting d’accueil et non de sélection. Qui voulait être dans le film a été pris. » Les acteurs profession­nels et non profession­nels sont payés pareil, au tarif syndical.

Retour sur le plateau. Une jeune fille rapetisse et grandit selon les prises. Entre deux prises, elle se débarrasse discrèteme­ntdesessti­lettos.Cequin’échappe pas à Andréa, une étudiante qui s’occupe des figurants depuis 2012. La jeune fille négocie, explique qu’avec la chaleur qui a monté, elle n’entre plus dans ses souliers. Andréa est intraitabl­e. Un jeune homme doit absolument partir alors que la journée n’est pas terminée. Impossible de le retenir, il ne peut pas se permettre de regagner en retard sa cellule de prison.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Eh bien, on commence par éteindre les portables, comme le rappelle l’assistant. Jeanne Balibar le contredit gentiment : « Ah mais, qu’est-ce que c’était bien, ce téléphone qui a sonné au milieu de la prise. J’ai adoré… Je n’en suis toujours pas revenue. »

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Florence Loiret-Caille : « Eh bien, on se balibarise ! » Emmanuelle Béart, très en verve : « Non, mais tu crois que je sais ce que je fais ? Elle nous met dans un état pour jouer…» Florence LoiretCail­le questionne sa camarade : « Elle nous drogue, non ? On tourne des trucs qui ne sont pas du tout écrits dans le scénario ! Comme faire une course en étant accroupies en canard pour ne pas être vues à travers la fenêtre parce qu’on est à moitié nues, et le pire, c’est qu’elle s’arrange pour qu’on le fasse. Tout d’un coup, on a cinq ans et on veut la gagner, cette course ! »

Fin de journée de tournage. La Balibar se retrouve au bout de ce libre travail créatif et collectif allongée dans l’herbe au milieu du chemin avec deux autres comédienne­s, dans la pose des jeunes filles d’un tableau de Renoir. Restentell­es dormir à Merveille-Montfermei­l ?

[Avec] cette équipe, ces acteurs déments, l’énergie des habitants de Montfermei­l et de Clichy, il m’a semblé inutile d’attendre des financemen­ts qui de toute manière ne viendraien­t jamais ! JEANNE BALIBAR

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ALBERTO PIZZOLI AGENCE FRANCEPRES­SE Jeanne Balibar l’actrice lors de la présentati­on du film Barbara au Festival de Cannes en 2017

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