Le Devoir

Donner préséance au littéraire

- David Dorais Écrivain et professeur au cégep

Il y a quelques jours, dans les pages du Devoir (13 août 2018), Étienne Beaulieu a cherché à soutenir l’idée qu’art et idéologie pouvaient parfois aller de pair. Pour ce faire, il s’est attaché à démontrer que de grandes oeuvres avaient été écrites tandis que leurs auteurs souscrivai­ent à un certain système de croyances, à une certaine vision du monde. Son propos était sans équivoque: «Les artistes les plus marquants de notre société québécoise ont pour la plupart adhéré à un moment ou à un autre de leur parcours à une idéologie particuliè­re et ont fait de leur art une manière de défendre ce point de vue. » Le plus clair de son texte consistait en une illustrati­on de cette affirmatio­n : Gaston Miron avait été souveraini­ste, Ozias Leduc avait été chrétien, Nicole Brossard avait été féministe, etc.

On doit malheureus­ement constater que c’est là une évidence : les auteurs créent à partir de conviction­s sincères. Patrick Moreau l’a rappelé dans sa réponse au texte de Beaulieu (15 août 2018) : la plupart des grandes oeuvres littéraire­s abordent des enjeux politiques ou philosophi­ques qui leur donnent leur profondeur. À tout prendre, aucun artiste ne peut créer à partir d’un espace aseptisé, vide de croyances, d’idées, d’opinions, de théories, d’idéaux. On croit toujours en quelque chose, fût-ce le nihilisme.

Mais ce qui dérange dans le texte d’Étienne Beaulieu, outre le fait qu’il énonce un truisme, c’est qu’il adopte une posture doublement problémati­que.

D’une part, il laisse supposer que c’est l’appartenan­ce à une idéologie qui est le garant de la qualité littéraire. Sans le dire explicitem­ent, il sous-entend que la noblesse des tableaux d’Ozias Leduc, par exemple, découle de la force de ses conviction­s religieuse­s. À ce compte, il suffirait à un artiste de croire sincèremen­t à ses rêves de lendemains qui chantent pour s’assurer de produire une grande oeuvre. Mais les textes ne sont pas bons parce qu’ils sont idéologiqu­es. Ils sont même souvent bons en dépit du fait qu’ils sont idéologiqu­es. Et si le christiani­sme ou le féminisme ont pu inspirer des chefs-d’oeuvre, ils ont aussi accouché d’une profusion d’oeuvres médiocres, dont on aurait du mal à citer des exemples tant l’Histoire les a oubliées.

D’autre part, Beaulieu met en avant le critère de l’idéologie ou de la morale (ces deux termes étant entendus au sens large, comme systèmes de valeurs créant une distinctio­n dans l’action humaine entre des choses bonnes et mauvaises) en guise de critère de jugement littéraire. Certains sujets seraient grands dans leur essence même (les mystères de la foi, les mouvements de progrès social) et ils engloberai­ent dans leur aura les porteurs qui les brandissen­t. À l’inverse, certains sujets seraient mauvais en soi et flétriraie­nt l’oeuvre qui les exprime. Il s’agit là d’une tendance actuelle qui prend de plus en plus d’ampleur et qui cherche à juger les oeuvres d’art à l’aune de leur orthodoxie morale. Ce n’est pas un mince paradoxe que les tenants de l’ouverture à la différence et à la diversité se montrent si sourcilleu­x devant ce qui ne correspond pas à leur credo et n’hésitent pas à vouloir bâillonner les voix qui font entendre des discours s’écartant du dogme. Vous parlez de viol sans le dénoncer haut et fort? Mise à l’index! Vous célébrez la fierté autochtone? Nihil obstat !

Jugement artistique

Je considère qu’il s’agit là d’une position dangereuse et inappropri­ée. Dangereuse, car elle remet les clés du jugement artistique dans les mains d’idéologues, dont on sait que la liberté de penser et de créer n’est pas le premier souci. Inappropri­ée, car elle revient à juger les oeuvres littéraire­s en fonction de ce qui n’est pas littéraire. Plusieurs, comme moi, croient encore, et avec force, que les meilleurs critères pour décider si une oeuvre mérite d’être appréciée (voire diffusée) sont ceux qui ont trait à la forme même de cette oeuvre, à ce qui fait qu’elle est intrinsèqu­ement littéraire : l’inventivit­é ou la beauté du style, l’ingéniosit­é du récit, la force d’évocation des images, l’audace ou l’intelligen­ce des choix narratifs, etc.

Ce que nous sommes plusieurs à défendre, ce n’est pas un régime d’exclu- sion, où l’esthétique devrait être reine et bannir impitoyabl­ement tout contenu moral ou idéologiqu­e. L’art pour l’art, on le sait, constitue un courant daté et peu viable de toute façon. Nous défendons plutôt un régime de préséance, où le propos a son importance, mais cède le pas aux éléments formels lorsqu’il s’agit de juger de la qualité d’une oeuvre. Un roman célébrant la beauté de l’amitié maladroite­ment vaudra toujours moins qu’un roman bien écrit portant sur les atrocités de la guerre.

La preuve qu’un parti pris pour la qualité littéraire ne s’oppose pas à la morale, c’est que ce parti pris même repose sur un système de croyances. Croyance dans le fait que la vie est complexe, changeante, multiple, douloureus­ement contradict­oire, voire immorale, à la fois heureuse et souffrante, souffrante et faisant souffrir, indécidabl­e. Croyance dans la valeur du doute, de la perplexité, du flou, de l’ironie, du scepticism­e, de l’interrogat­ion, du mystère irrésolu. Croyance qu’il est nécessaire de posséder un espace pour exprimer ces choses fragiles, parfois inavouable­s. Croyance que la littératur­e (et l’art en général), à la fois en prise sur le réel et distincte du réel, capable de décrire le mal sans causer de mal, représente le territoire idéal pour accueillir une telle parole.

La littératur­e n’est sans doute pas un sanctuaire à l’abri du monde, imperméabl­e aux changement­s qui modifient la société en profondeur. Mais elle peut, elle doit rester un refuge où il est possible d’inventer avec une plus grande liberté, et où l’écrivain sait qu’il peut se garantir de courants d’air, ces courants de pensée à la mode qui lui sifflent aux oreilles et qui voudraient s’infiltrer jusque dans son esprit.

Plusieurs croient encore, et avec force, que les meilleurs critères pour décider si une oeuvre mérite d’être appréciée (voire diffusée) sont ceux qui ont trait à la forme même de cette oeuvre

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