Le Devoir

La mutation de Pierre Lapointe en rockeur malpropre

L’artiste prolifique surprend avec la sortie inattendue d’un album étonnant

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Ça m’a fait du bien de faire Ton corps est déjà froid parce que le travail que j’ai fait avec David [François Moreau, compositeu­r français, collaborat­eur du précédent album] était très cérébral. Ça, j’appelle ça mon vomi de cerveau. PIERRE LAPOINTE

Avez-vous déjà imaginé comment pouvait sonner Pierre Lapointe lorsqu’il chante fâché ?

Ça sonne comme la J’aime bien quand

tu pleures : « Vas-y pleure, vas-y pleure / Je ne suis pas imbécile / Tu ne me feras pas pleurer », hurle-t-il dans ce brûlot quasi punk de 70 secondes, l’une des 11 nouvelles chansons de Ton corps

est déjà froid, un ovni rock garage paraissant vendredi. Du cul, du sang, des viscères et « beaucoup de fun », éclaboussé­s sur ce disque-surprise exutoire enregistré avec ses quatre musiciens, Les Beaux Sans-Coeur.

On le sait prolifique, jamais à court d’idées, musicales ou conceptuel­les. En 20 ans de carrière, Pierre Lapointe est même parvenu à nous habituer à l’improbable — rappelez-vous les concerts Mutantes (2008) ou Amour,

délices et orgues (2017) présentés aux Francos de Montréal.

Or ça, les 32 fracassant­es minutes de son huitième album studio (dont l’album de reprises Paris tristesse), on ne l’avait pas vu venir.

Pourtant, « je suis un enfant de Blur, de Pulp, des Ramones, un enfant de Bowie et de Violent Femmes », assure Pierre Lapointe, en racontant la genèse

de cet album paraissant moins d’un an après le sophistiqu­é La science du coeur.

Ton corps est déjà froid a été composé en même temps que ce précédent album — ainsi qu’un troisième déjà terminé, complèteme­nt différent des deux autres, et qui arrivera sans doute lui aussi sans prévenir.

« J’écrivais des chansons, plein de chansons, et j’ai réalisé qu’elles appartenai­ent à trois projets différents », explique Lapointe, qui n’a eu besoin que de trois sessions de studio avec son complice de toujours, le réalisateu­r et multi-instrument­iste Philippe Brault, pour accoucher de ce monstrueux disque de chansons rock, trash et tendres à la fois, lubriques et sanguinair­es, pour lequel un graphiste américain a conçu de petits GIF vicieux accompagna­nt chaque chanson.

« Le gars pleurait de rire de devoir dessiner pour une chanson sur la sodomie », lance Pierre Lapointe en rigolant.

Ton corps est déjà froid, un disque garage, défoulatoi­re et queer. « Quand j’ai commencé à écrire ce disque, je me suis dit : “C’est un film de John Waters”, réalisateu­r-culte des films Hairspray et

Pink Flamingos. Avec le personnage qui se drogue, le gars qui vient de tromper son chum avec une femme, on ne sait plus si le personnage qui parle est gai ou pas, un gars ou une fille, triste ou désabusé… »

Anti-déprime

Comprenez : on est en rupture totale avec l’ambiance étudiée de La science

du coeur. Ça casse l’image.

« Arriver avec un projet comme ça, totalement libre et totalement “Je m’en fous, on le fait pour le fun”, avec ce niveau d’écriture, ce genre d’énergie et ce genre de concept visuel, après tout ce que j’ai fait, les Français ne comprennen­t pas. Ça risque pour eux d’être plus une curiosité — un peu comme ici d’ailleurs », concède Lapointe, qui passera justement l’automne à Paris à bosser sur mille autres projets. « Mais ça m’a fait du bien de faire Ton

corps est déjà froid parce que le travail que j’ai fait avec David [François Moreau, compositeu­r français, collaborat­eur du précédent album] était très cérébral. Ça, j’appelle ça mon vomi de cerveau. »

« J’étais assez déprimé [au moment d’écrire l’album], il y a maintenant trois ans. Je me suis parlé à moi-même pour me dire : la déprime, ça ne me ressemble pas du tout. Parce que j’ai toujours eu du plaisir à faire mon métier, à travailler avec des gens extraordin­aires », comme ces Beaux Sans-Coeur — Brault, José Major, Nicolas Basque et Vincent Legault. Rien à voir avec la télé et la reconnaiss­ance populaire qui vient avec elle, mais cette période de déprime coïncidait avec son rôle de juge à La voix.

« Brault m’a dit un jour : “Fais attention, parfois, lorsqu’on entre dans ce monde de vedettaria­t, il y a un risque de glissement [vers la variété].” J’ai retenu le conseil et me suis dit qu’en contrepart­ie, puisque je vais très à droite, côté télé, artistique­ment je dois aller très à gauche. »

Mixé à l’ancienne

À gauche ? Jusque dans la voie de garage (excusez-la !), même. Toujours ancré dans la chanson, « parce que je ne pourrais pas faire autrement, avec un son entre Jacques Dutronc et Violent Femmes, on ne le savait pas trop. J’étais le premier surpris du résultat », enregistré le plus rapidement possible.

Mixé à l’ancienne, avec trois paires de mains sur la console, puis bénéfician­t du travail de matriçage « le moins cher de l’histoire, à 30 $ la chanson, par un gars à Washington qui ne fait que ça, du mastering pour des groupes rock et garage ».

« T’as ri en l’écoutant ? On a ri en l’enregistra­nt aussi. J’espère que les gens riront aussi en découvrant ça », conclut Lapointe avec son sourire malicieux.

Pierre Lapointe et Les Beaux SansCoeur lanceront ce nouvel album en primeur au Festival de musique émergente d’Abitibi-Témiscamin­gue, puis donneront trois concerts au bar L’Esco, rue Saint-Denis, les 5, 6 et 7 septembre.

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JOHN LONDONO Pierre Lapointe avec son groupe Les Beaux Sans-Coeur

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