Dans le silence, exactement
Histoire et géographie du Québec comme terre silencieuse, pour le meilleur et pour le dire
Le Devoir termine sa série estivale proposant un portrait sonore du Québec. Après les bruits naturels et culturels, c’est logiquement le tour du silence.
LLe silence, c’est du bruit qui se repose. Et ici comme ailleurs, le repos ne dure jamais longtemps.
Si on définit le silence comme une zone sans sons d’origine humaine, peine perdue, il n’existe à peu près aucun endroit silencieux sur cette planète comme en ce pays. Même au fin fond de l’Amazonie ou de l’Arctique, au bout de quelques heures, l’Autochtone isolé entend fatalement passer un avion.
The Telegraph a publié l’an dernier une liste des 15 endroits les plus silencieux du monde à partir d’une conception élargie. La position de tête, reconnue avec des mesures objectives, appartient à une chambre anéchoïque de Washington. Il en existe des semblables au Québec (voir l’encadré). Ces lieux artificiels sont aussi rares qu’angoissants.
Zurich est la seule grande ville intronisée de la liste, là encore à la suite de relevés scientifiques. On l’a vu dans cette série: Montréal vibre à un peu moins de 70 décibels en moyenne. Le reste des places sur la liste du journal britannique appartient à des sites naturels, souvent des endroits très isolés : Landmannalaugar en Islande, Makgadikgadi Pans au Botswana, le Cenote Tak Be Ha au Mexique ou l’Antarctique au grand complet.
Le Canada s’inscrit avec le parc national Grasslands en Saskatchewan, près de 1000km2 de prairie sauvage ne comptant pas moins de 100 000 lacs. Le Québec, et même le grand nord du Québec, ne figure pas dans la liste silencieuse. C’est franchement bien injuste.
Une géographie du silence
Pourquoi ? Parce que le silence constitue une des réalités fondamentales de notre nordicité faite de grands espaces isolés, dépeuplés et enneigés. Le silence façonne l’imaginaire du Nord. Tout y semble calme et froid, immense et éternel. Les explorateurs et les habitants de ces blanches contrées glaciales ont tendance à chuchoter, comme dans une cathédrale. « Le plus souvent, nous ne parlons pas », écrit Pierre Gobeil dans Dessins et cartes du territoire (1993) en parlant des visiteurs des bois hivernaux.
« Le silence compte parmi les caractéristiques premières de l’imaginaire du Nord : il s’insère dans un réseau de signes autour de l’immensité, du froid, de la neige, de la blancheur, de l’horizontalité, de l’éternité et de l’absence de repères, bref autour d’un lieu défini par la culture occidentale comme celui de l’absence humaine », écrit le professeur Daniel Chartier dans un essai sur le sujet. L’unique et magnifique article intitulé « Du silence et des bruits : le Nord est silencieux » est paru en 2013 dans Les cahiers de la Société québécoise de recherche en musique.
La recherche s’appuie sur des centaines d’oeuvres littéraires pour finalement proposer une sorte de typologie des silences nordiques du Québec. À l’évidence, selon les écrivains et poètes explorateurs qui en parlent le mieux, le silence se caractérise d’abord par une absence de sons : c’est bien du bruit qui se repose, mais sans être du vide pour autant. Il s’agit plutôt du centre d’un absolu, du lieu d’une plénitude, d’un trop-plein de quiétude solennelle.
La neige absorbe les sonorités naturelles de la forêt pour redoubler cet effet de pureté. « Le silence donne une importance aux choses », poursuit le professeur Chartier en entrevue téléphonique. « Pensez à ce moment dans un chalet, à une forêt quand tout est silencieux et que soudainement un bruit de pas dans la neige se fait entendre. Le bruit devient tellement important. Le silence donne de l’importance à ce qui nous entoure. »
La sobriété du langage aussi. « On dit souvent que le silence est l’arme des gens du Nord par rapport aux gens du Sud », rappelle le professeur, lui-même écrivain. « Le silence est un langage. Parfois, ne pas parler ne veut pas dire ne rien dire. L’économie des mots que l’on observe chez les gens du Nord — et j’inclus le Québec autant que les pays scandinaves — peut devenir éloquente. Et tolérer le silence n’est pas le propre de tous les peuples. »
Une histoire du silence
Le professeur Chartier revient tout juste de la Suède, où il a parlé du silence dans les romans de la Québécoise Lise Tremblay et les poèmes du Suédois Tomas Tranströmer, Prix Nobel de littérature 2011. « Il y a plusieurs silences, ditil. Avec Lise Tremblay, on en voit le côté social, jusqu’à la loi du silence qui maintient la cohésion de petites communautés par l’injonction de se taire au sujet des réalités les plus pénibles. Chez Tranströmer, le silence devient le centre du monde, là où une petite branche produit un petit craquement et qu’ensuite le silence revient. En suédois, on dit que sa poésie propose un langage sans les mots. Ça dit beaucoup. » Le silence du Québec, de la NouvelleFrance et des terres précolombiennes peut donc se lier aux grands espaces peu habités. Il semble aussi difficile de ne pas le rapprocher de la longue tradition de la prière, du recueillement, de la méditation, bref de la spiritualité intérieure de cet ancien Tibet catholique.
« Faire silence, c’est se mettre en disposition pour être à l’écoute de la voix intérieure. La tradition de différentes spiritualités dit que c’est dans le silence que Dieu se fait entendre », explique le professeur de l’Institut d’études religieuses de l’UdeM, Jean-Marc Charron. «Assez tôt, dans l’histoire de la chrétienté, on voit apparaître des pères et des mères du désert qui se retirent du bruit du monde. La vie monastique est construite autour du retrait du monde, qui ne veut pas dire l’absence d’activités, toujours avec l’idée que le silence permet de se mettre en disposition de contemplation. »
La tradition millénaire se trouve aux sources de la fondation de la colonie française et catholique. Le XVIIe siècle, celui de Jeanne Mance et de Maisonneuve, est le grand siècle de la mystique et du missionnariat. Les Ursulines (dont Marie de l’Incarnation) partagent leur vie entre l’action et laprière.
La vie active et recueillie se poursuit dans quelques lieux spirituels partout sur le territoire, de Saint-Benoît-duLac à Val Notre-Dame, jusqu’au Carmel à l’ombre des gratte-ciel du centre de la ville fondée par les Montréalistes. Plusieurs de ces lieux s’ouvrent aux hôtes pour des retraites silencieuses de quelques jours.
Pour le reste, ici comme ailleurs, les individus prient, méditent et se recueillent en silence de manière autonome en bricolant leur spiritualité à la carte. « Les gens en panne de sens ne retrouvent plus ce qu’ils cherchent dans les grandes religions, dit le professeur. C’est fascinant de voir la multitude des démarches pour se rebrancher sur l’essentiel. »
Notre société surexcitée et hyperbavarde, faite de vitesse et de bruit, appelle naturellement à redécouvrir la valeur du silence. Dans ce monde de plus en plus rapide, obsédé de microsecondes, de plus en plus bruyant, inondé de signes et de sons souvent inutiles et dérangeants, le refuge calme, patient et silencieux redevient un luxe nécessaire.
Sauf que le silence peut aussi ne conduire à rien d’autre, comme le vide ne contient que lui-même. Le Québec postreligieux et désenchanté fait aussi face à l’absurdité insensée du monde.
«Un des moments importants de ma carrière, quand j’étais doyen au début des années 2000, a été la remise d’un doctorat honoris causa à Ellie Wiesel, raconte le professeur Charron. Le thème du silence de Dieu traverse toute son oeuvre. Où était Dieu à Auschwitz ? On peut reprendre cette question par rapport à bien des situations d’actualité. Mais pour les mystiques, Dieu est toujours insaisissable. Le silence de Dieu appartient aussi à la dimension incommensurable de Dieu. »
Le silence est un langage. Parfois, ne pas parler ne veut pas dire ne rien dire. L’économie des mots que l’on observe chez les gens du Nord […] peut devenir éloquente. Et tolérer le silence n’est pas le propre de tous les peuples. DANIEL CHARTIER