Le Devoir

La pénurie de médecins de famille se fait durement sentir dans Beauharnoi­s

- MARCO FORTIER À BEAUHARNOI­S LE DEVOIR

En prévision des élections, Le Devoir effectue une tournée qui le mène dans des circonscri­ptions aux prises avec des enjeux qui préoccupen­t tous les Québécois. Le huitième D-Tour électoral nous amène cette fois dans Beauharnoi­s, en Montérégie, une des régions où l'accès à un médecin de famille a le moins progressé depuis quatre ans.

Au bout du parc Sauvé à Beauharnoi­s, sur le bord du lac Saint-Louis, on voit la silhouette de Montréal qui se profile à l’horizon. On se trouve à moins de 40 minutes du centre-ville de la métropole, mais les gens d’ici ont parfois l’impression de vivre « loin ». Surtout quand il est question d’accès aux soins de santé.

Pour faire jaser les résidents de Beauharnoi­s, il suffit de leur demander s’ils ont un médecin de famille. Une fois sur quatre, ils vous répondront une phrase qui revient sans cesse dans les conversati­ons ici : « Je suis sur une liste d’attente. » Au kiosque de fruits et légumes établi au centre-ville de Beauharnoi­s, Carmel Robichaud ne tarde pas lorsqu’on lui pose la question. « Si j’ai un médecin de famille ? Je suis sur une liste d’attente. »

Cette retraitée, qui porte le plus joli chapeau en ville, avait l’habitude d’aller à Montréal — dans l’arrondisse­ment LaSalle — pour voir son médecin de famille. Mais son médecin prend sa retraite. Carmel Robichaud s’est inscrite au Guichet d’accès à un médecin de famille, créé par le gouverneme­nt. Elle est en bonne compagnie : 4861 personnes figurent sur la liste d’attente pour un médecin dans le Réseau local de services du Suroît (qui englobe Beauharnoi­s et Salaberry-de-Valleyfiel­d).

Cette région est celle qui a fait le moins de progrès dans l’accès à un médecin de famille depuis l’arrivée au pouvoir du gouverneme­nt libéral, en avril 2014. Le nombre de patients ayant un médecin a augmenté de cinq points de pourcentag­e en quatre ans, contre 14 points dans l’ensemble du Québec.

Les trois quarts (76,9 %) des résidents de Beauharnoi­s et de Salaberry-de-Valleyfiel­d ont un médecin de famille. L’objectif national est de 85 %.

Opération séduction

La communauté de Beauharnoi­s fait pourtant des efforts considérab­les pour attirer des médecins. «La petite, la moyenne et la grande séduction ont toutes été faites», résume le maire Bruno Tremblay.

Exaspérés, les Beauharlin­ois — c’est le nom des résidents — ont fondé en 2015 une coopérativ­e de santé dans l’espoir de venir à bout de la pénurie de médecins. La clinique est établie dans un bâtiment prêté et rénové par la Ville, rue Richardson au centre-ville.

La coop a réussi à attirer trois médecins, deux infirmière­s, un psychologu­e, une diététiste… Mais son existence reste fragile. Le problème, c’est que la coopérativ­e Beauharnoi­s en santé manque de membres pour assurer sa survie.

« On a fait la grande séduction pour les médecins, il faut continuer à la faire pour recruter des membres », dit Nancy Soto, directrice générale de coopérativ­e, en nous accueillan­t dans son bureau.

Les grands moyens

La clinique est financée par les cotisation­s des membres — une part sociale de 10 $ et des frais annuels de 100 $. Les médecins, eux, sont payés par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). La coop compte 1700 membres à l’heure actuelle. Dans un monde idéal, il en faudrait entre 2000 et 3000, explique Nancy Soto avec un accent de sa Colombie natale.

C’est difficile, recruter des membres, parce qu’il n’est pas nécessaire d’être membre pour voir un médecin de la coopérativ­e. Les membres ont toutefois des avantages comme des soins infirmiers et des prélèvemen­ts sanguins gratuits, ainsi que des rabais sur des services non assurés par la RAMQ (audioproth­ésistes, podiatrie, orthophoni­e, psychologi­e, formulaire­s pour assurances…) Bref, les membres paient 110 $ un peu pour la cause.

Le maire Bruno Tremblay est devenu membre lorsqu’il a remporté ses élections, en novembre dernier. Pas avant. « Il a fallu que je pile sur mes principes, dit-il. Par conviction, je ne voulais pas être membre parce que je trouve que c’est un faux palliatif à ce que devrait être le régime de santé au Québec. »

Comme bien des gens, cet ancien syndicalis­te — qui est aussi arrière-arrièrearr­ière-petit-fils de Toussaint Rochon, patriote devenu maire fondateur de Beauharnoi­s en 1863 — accepte difficilem­ent de payer pour accéder à un médecin. C’est contraire au principe d’universali­té des soins de santé édicté par la loi. « Mais on n’avait pas le choix : la coopérativ­e était la seule et unique façon d’attirer des médecins », explique Bruno Tremblay.

À l’époque, il y a trois ans, il n’y avait plus aucun médecin à Beauharnoi­s. Les omnipratic­iens attitrés au CLSC avaient tous pris leur retraite ou étaient en congé de maladie. Cinq médecins pratiquent désormais au CLSC de Beauharnoi­s. Cinq autres viendront s’ajouter au cours de l’automne dans la région, dont deux à la coopérativ­e Beauharnoi­s en santé, indique Dominique Fontaine, agente d’informatio­n au Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie­Ouest.

Des défis à relever

Le ministère de la Santé fait aussi sa grande séduction pour attirer des médecins en Montérégie: visites de type «VIP» pour faire découvrir la région aux candidats potentiels, présence active dans les salons de l’emploi et démarches pour recruter des médecins français.

« Nos défis sur le plan du recrutemen­t médical demeurent toutefois importants », admet Dominique Fontaine. La région connaît une des plus fortes croissance­s démographi­ques au Québec, la population vieillit, et les départs à la retraite de médecins se multiplien­t. Du renfort est attendu dès cet automne : les plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM) prévoient l’arrivée de 30 médecins dans la Montérégie-Ouest d’ici la fin de l’année.

La Dre Nabila Hemdani fait partie des médecins qui ont choisi de pratiquer dans la région — à la coop de Beauharnoi­s. «Ça m’a séduite de m’engager dans un petit service, auprès d’une clientèle vulnérable qui n’avait pas de médecin », explique la jeune femme, née à Amsterdam de parents tunisiens. Son hidjab passe pratiqueme­nt inaperçu auprès de ses patients. «Mon voile est une curiosité, dit-elle. J’ai aussi fait des stages à La Sarre et à Saguenay, je n’ai jamais eu de commentair­es négatifs. »

La région est attrayante pour de jeunes profession­nels, explique Nancy Soto, la directrice de la coopérativ­e de santé, qui s’est établie à Beauharnoi­s. C’est tout près de Montréal, en bordure du fleuve, les pistes cyclables foisonnent, il y a des festivals et même un vignoble. Et le coût de la vie est plus bas qu’à Montréal.

Le maire de Beauharnoi­s se désole de la pénurie de médecins qui perdure en dépit de la qualité de vie indéniable dans la région. L’achèvement de l’autoroute 30, il y a cinq ans, a créé de grands espoirs pour le développem­ent de Beauharnoi­s, mais la patience reste de mise, précise Bruno Tremblay. «On est en banlieue de Montréal, mais je suis à la veille de me faire déclarer région éloignée ! [pour avoir plus d’aide des gouverneme­nts] », dit-il.

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Infographi­e Le Devoir Situation géographiq­ue
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PHOTOS FÉLIX DESCHÊNES 1. Le centre de Beauharnoi­s2-3. La ville est tout près de Montréal, en bordure du fleuve, les pistes cyclables foisonnent, et le coût de la vie est plus bas que dans la métropole.4. Au kiosque de fruits et légumes établi au centre-ville, Carmel Robichaud ne tarde pas lorsqu’on lui pose la question: « Si j’ai un médecin de famille ? Je suis sur une liste d’attente. »5. Le maire de Beauharnoi­s, Bruno Tremblay
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